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Quand la CJUE détermine l’accès aux oeuvres sur Internet. L’arrêt Svensson, liens cliquables et harmonisation maximale du droit de communication au public

16 février 2014
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vlbenabou.wordpress.com

Waouhhh… C’est le tort de tous les auteurs de doctrine de dire souvent d’une décision qu’ils commentent qu’elle est importante, déterminante, au risque de galvauder l’expression. Ils risquent alors de se trouver dans la position du jeune garçon qui hurle au loup et que plus personne ne croit lorsque l’arrêt véritablement essentiel apparaît.

Et pourtant, il faut croire que la Cour de Justice  (CJUE, 13.02.2014, Svensson, aff. C-466/12)  vient précisément de rendre une décision essentielle relative à la qualification de l’acte de communication au public au sens du droit d’auteur. Très attendue tant par la pratique que par la doctrine (voir déjà, Vincent Varet, « Les risques juridiques en matière de liens hypertextes », Légipresse, novembre 2002, n°196, II, p. 143 ; L. Thoumyre, « De la responsabilité arachnéenne sur Internet : Quelle issue pour les tisseurs de liens en France ? », Lex Electronica, vol. 10, n°1, Hiver 2005 ; Alain Strowel and Nicholas Ide, « Liability with Regard to Hyperlinks », 24 Columbia Journal of Law and the Arts 403) qui s’est largement exprimée, fait exceptionnel, en amont de l’arrêt pour proposer des lignes de lecture à la Cour (notamment voir la position de la European Copyright Society d’une part et celle de la Résolution du Comité exécutif de l’ALAI d’autre part et rapport du CSPLA français sur le référencement et le droit d’auteur), il ne fait pas de doutes que cette décision fera date dans la jurisprudence en matière de droit d’auteur. Encore frétillante, on  se propose d’en livrer un premier commentaire « à chaud », sans préjudice des éventuelles réflexions ultérieurs qui pourraient germer a posteriori.

 

Question préjudicielle suédoise. Saisie par la juridiction suédoise d’une question préjudicielle en interprétation, la Cour a, dans un arrêt remarquable par son inhabituelle brièveté, scellé le sort du droit de communication au public dans l’Union européenne et établi les clés de l’équilibre futur entre protection des auteurs et liberté de lier. Elle a d’une part estimé que

ne constitue pas un acte de communication au public, tel que visé à l’article 3 paragraphe 1 de la directive 2001/29, la fourniture sur un site Internet de liens cliquables vers des œuvres librement disponibles sur un autre site Internet » et d’autre part que cette disposition s’oppose « à ce qu’un État membre puisse protéger plus amplement les titulaires d’un droit d’auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend davantage d’opérations que celles visées à cette disposition ».

Revenons rapidement sur le contexte. Le Svea hovrätt suédois avait posé quatre questions à la Cour de Justice :

1) Le fait pour toute personne autre que le titulaire [du droit] d’auteur sur une œuvre de fournir un lien cliquable vers cette œuvre sur son site Internet constitue-t-il une communication de l’œuvre au public selon l’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/29]?
2) L’examen de la première question est-il influencé par le fait que l’œuvre vers laquelle renvoie le lien se trouve sur un site Internet auquel chacun peut accéder sans restriction, ou que l’accès à ce site est, au contraire, limité d’une façon ou d’une autre?
3) Convient-il, dans l’examen de la première question, de faire une distinction selon que l’œuvre, après que l’utilisateur a cliqué sur le lien, apparaît sur un autre site Internet ou, au contraire, en donnant l’impression qu’elle se trouve montrée sur le même site [Internet]?
4) Un État membre peut-il protéger plus amplement le droit exclusif d’un auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend davantage d’opérations que celles qui découlent de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29? »

Par sa réponse forte auxdites questions, la CJUE a simultanément consacré une liberté conditionnelle de lier pour les acteurs des réseaux (I) et marqué les limites de la liberté de qualification du droit de communication au public pour les Etats membres (II).

I. Les liens en liberté conditionnelle ou comment le lien se délie du droit d’auteur

Refus de consacrer un droit exclusif sur le lien cliquable. On imaginait assez que la Cour se refuserait à soumettre le fait de lier à l’autorisation préalable, tant le lien est devenu l’accessoire nécessaire de la navigation sur internet et la décision était, de ce point vue sociologique, prévisible. On imaginait même que la Cour pourrait, pour fonder sa décision, se réclamer de  la liberté d’expression ou du droit du public à l’information ou encore de la liberté d’entreprise, comme elle le fit naguère dans les affaires Scarlett et Netlog, pour marquer sa décision d’un sceau politique d’envergure. En réalité, le raisonnement tenu pour parvenir à cette conclusion est très loin d’une déclaration de principe et s’ancre dans une analyse technique des notions de droit d’auteur. C’est, de ce point de vue, une semi-victoire des chantres de la liberté de lier, même si le fond de la solution leur est favorable.

La Cour a décidé d’examiner les trois premières questions conjointement en estimant qu’il s’agissait d’étudier  » si, l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens que constitue un acte de communication au public, tel que visé à cette disposition, la fourniture, sur un site Internet, de liens cliquables vers des œuvres protégées disponibles sur un autre site Internet, étant entendu que, sur cet autre site, les œuvres concernées sont librement accessibles. » Si elle a finalement estimé que le droit de communication au public  n’avait pas à jouer dans une telle hypothèse, rejetant par là  la possibilité d’un contrôle ex ante des titulaires de droit d’auteur sur la pose d’un lien vers une oeuvre librement accessible sur internet (1.1.), elle n’en a pas moins introduit des réserves qui autorisent un certain périmètre de réservation dès lors que les titulaires ont « enclos » leurs contenus (1.2.)

1.1. Pas besoin d’autorisation de lier vers une oeuvre « librement accessible » sur internet

Analyse de l’acte de lier. La Cour de Justice est limpide sur ce point : pas de droit de regard des ayants droit sur le lien qui pointe vers une ressource librement accessible sur le net. Faute de public nouveau, l’acte de mise à disposition  de l’oeuvre résultant du lien n’es pas soumis à l’autorisation préalable des titulaires de droit.

Le lien un acte de mise à disposition du public. Pour parvenir à cette conclusion la Cour commence par, dit-elle, « relever que le fait de fournir, sur un site Internet, des liens cliquables vers des œuvres protégées publiées sans aucune restriction d’accès sur un autre site, offre aux utilisateurs du premier site un accès direct auxdites œuvres. » (point 18). Or  au regard de la jurisprudence SGAE (7 décembre 2006, SGAE, C‑306/05, point 43), pour qu’un acte de communication au public soit caractérisé, il suffit qu’une œuvre soit mise à la disposition d’un public de sorte que les personnes qui le composent puissent y avoir accès sans qu’il soit déterminant qu’elles utilisent ou non cette possibilité. Elle en déduit que le fait de fournir des liens cliquables vers des œuvres protégées doit être qualifié de «mise à disposition» et, par conséquent, d’«acte de communication» au sens de la directive.  Par ailleurs, s’agissant de l’existence d’un public, la Cour estime que l’acte de communication effectué par le gérant d’un site Internet au moyen de liens clivables qui vise l’ensemble des utilisateurs potentiels du site que cette personne gère, soit un nombre indéterminé et assez important de destinataires équivaut à un acte de communication au public. Partant, les deux conditions essentielles de la définition de l’acte de communication au public donnant prise à un droit exclusif paraissent constituées. De ce point de vue, la Cour de Justice se démarque de l’opinion juridique exprimée par les membres de la European Copyright Society qui avait estimé, à titre principal, que le lien ne constituait pas en lui-même un acte de communication au public  car poser un lien n’équivaut pas à une transmission de l’œuvre, or une telle transmission est un pré-requis à la communication ; qu’à supposer qu’une transmission ne soit pas requise pour la qualification de communication, les droits d’auteur s’appliquent seulement lorsqu’il y a une communication au public d’un œuvre ; or quoi que le lien offre, il ne s’agit pas d’une œuvre.  Les juges semblent ici avoir été sensibles aux arguments développés par les membres du Comité exécutif de l’ALAI, selon lesquels, un lien vers un contenu ciblé porte atteinte au droit de « mise à disposition » : (i) si le contenu est mis à disposition initialement sans le consentement du titulaire de droits ou (ii) si des mesures techniques de protection ont été contournées ou (iii) si la disponibilité du contenu, même s’il a été diffusé initialement sur Internet avec son consentement, va d’une autre manière à l’encontre de la volonté déclarée ou clairement implicite du titulaire de droits.

Mais une absence de public nouveau. Cependant, dans un même trait de plume, les juges écartent l’analyse de l’ALAI et rejoignent finalement celle émise en son temps par le Forum des droits sur Internet (qui avait estimé qu’en tout état de cause, une autorisation ne serait requise que dans le cas où l’œuvre serait communiquée à un nouveau public. Or, les tenants de l’autorisation ne peuvent pas, à l’appui de leur thèse, invoquer l’arrêt Novotel de 1994 précité. En effet, si, selon celui-ci, la diffusion d’une chaîne de télévision à péage dans des chambres d’hôtel constitue une communication d’une œuvre à un nouveau public, dans le cas de l’internet, c’est toujours le même public, la communauté des internautes, qui est amené à faire usage des hyperliens. Il n’est donc pas nécessaire d’obtenir une nouvelle autorisation) et reprise récemment par la European Copyright Society, dans son option  infiniment subsidiaire, selon laquelle il fallait refuser en tout état de cause cette qualification, faute de pouvoir caractériser un public nouveau.. La Cour estime en effet que l’acte ne donne pas prise au droit de communication au public faute de répondre à cette exigence, qu’elle considère par ailleurs requise par une jurisprudence constante. Pour les juges de Luxembourg, » le public ciblé par la communication initiale était l’ensemble des visiteurs potentiels du site concerné, car, sachant que l’accès aux œuvres sur ce site n’était soumis à aucune mesure restrictive, tous les internautes pouvaient donc y avoir accès librement. » (point 26) Bien sûr, dès lors que la notion de public visé par la première communication est si largement entendue (potentiellement tous les internautes), proposer un lien cliquable ne  saurait conduire à communiquer l’oeuvre à un public nouveau.

Revenons rapidement sur cette analyse. Bien qu’apparemment frappée au coin du bon sens, la solution n’allait pas de soi, comme le montrent assez les différends doctrinaux sur la question. D’une part, la condition de public nouveau figurant dans la jurisprudence antérieure n’apparaissait pas si évidente que la Cour semble l’affirmer. Certes, la référence  cette condition est présente dans les décisions de la Cour de Justice relatives à la détermination de la communication au public dès l’arrêt SGAE (points 40 et 42) mais encore dans une ordonnance du 18 mars 2010, Organismos Sillogikis Diacheirisis Dimiourgon Theatrikon kai Optikoakoustikon Ergon, (aff. C‑136/09, point 38). On la trouve aussi mais de manière plus diffuse dans l’arrêt ITV Broadcasting (arrêt du 7 mars 2013, ITV Broadcasting e.a., aff. C‑607/11) où la Cour au terme d’une démonstration alambiquée finissait par conclure à son inutilité  dans le cas d’espèce d’une retransmission d’un flux TV satellitaire sur  internet aux mêmes abonnés de la chaîne. Ces décisions sont toutes citées ici à l’appui de la solution Svensson.  On n’y trouve pas cependant de référence à l’arrêt Airfield, lequel avait pourtant déterminé qu’un  public nouveau est « celui qui n’était pas pris en compte par les auteurs des œuvres protégées dans le cadre d’une autorisation donnée à une autre personne » (point 72).

Le premier apport du présent arrêt est d’affirmer avec clarté la pérennité de cette exigence de public nouveau, lorsque la communication seconde s’opère selon le même mode technique que la communication initiale (point 24). De ce point de vue, les doutes suscités par la jurisprudence antérieure sont dissipés. Lorsque deux opérateurs utilisent le même mode technique de communication, l’acte de communication au public n’est caractérisé dans le chef du second que s’il s’adresse à un public nouveau. Mais contrairement à l’arrêt Airfield, dans lequel la notion de public nouveau était liée à une prévisibilité contractuelle, la Cour semble considérer que la mise en ligne, sans restrictions, écarte la possibilité d’individualiser un tel public.  Dans son paragraphe 27, elle pose  en effet une présomption générale de ce que tout le public d’internet est visé par la première mise en ligne, estimant que  » lorsque l’ensemble des utilisateurs d’un autre site auxquels les œuvres en cause ont été communiquées au moyen d’un lien cliquable pouvaient directement accéder à ces œuvres sur le site sur lequel celles-ci ont été communiquées initialement, sans intervention du gérant de cet autre site, les utilisateurs du site géré par ce dernier doivent être considérés comme des destinataires potentiels de la communication initiale et donc comme faisant partie du public pris en compte par les titulaires du droit d’auteur lorsque ces derniers ont autorisé la communication initiale. » Dans le cas où la ressource est accessible de n’importe quel endroit, le poseur de liens n’est pas un utilisateur incontournable sans lequel l’accès à l’oeuvre aurait été impossible.

Un seul public sur Internet. L’autre question sur laquelle la Cour se positionne tient en effet à la détermination du public initial sur internet. C’est sans détours qu’elle estime que le public d’une oeuvre mise en ligne sur internet est l’ensemble des visiteurs potentiels du site concerné, à savoir tous les internautes qui pourraient y avoir librement accès. Là encore, la solution est claire et précise mais ne s’imposait pas avec l’évidence que sous-entend le laconisme de la Cour sur la question. En effet, la Cour suppose que le consentement du titulaire à exposer son oeuvre sur Internet implique nécessairement que le public ciblé soit constitué de l’ensemble des internautes ayant potentiellement librement accès au site. C’est dire qu’il n’y a qu’un public sur Internet lorsqu’aucune restrictions d’accès n’a été mise en place. Certes, cette vision correspond à la fluidité technique qui permet à tout un chacun de se rendre sur n’importe quel site par la vertu d’un navigateur. Mais de là à penser qu’il n’y a pas de distinction possible entre des sous-publics dès lors que l’oeuvre est librement accessible en ligne, il y avait nous semble-t-il place pour davantage de discussions. Ne pouvait-on pas au contraire considérer que le public  d’un site n’est pas le même que celui de son voisin et que la notion de « ciblage » existe aussi sur Internet, ne pouvait-on pas descendre d’un cran dans la granularité du public de l’internet envisagé par la Cour comme un magma indistinct ? D’un point de vue économique, il est loisible de distinguer des publics selon les conditions d’accès au contenu (lieu, moment, habitudes), comme en témoignent assez les pratiques de publicité contextuelle qui entourent la consultation des sites. Ne parle-t-on pas précisément de ciblage publicitaire lorsqu’on est capable de contrôler les environnements visuels qui entourent la consultation du contenu ? Se trouver à un ou deux clics d’une ressource revêt une importance capitale pour l’écosystème des sites internet. La conquête d’une audience pour un site passe précisément par des stratégies de référencement qui contribuent à accroître la visibilité des contenus. Le public est certes virtuellement indifférencié mais l’internaute ne passe pas par hasard devant un contenu ; il s’y rend par diverses voies et le contrôle de ce cheminement est décisif pour les modèles d’affaires des sites. Il pouvait même sembler que la Cour avait été sensible à cette vision des choses dans l’arrêt Dataco I (CJUE, 18 octobre 2012, aff. C-173/11), certes rendu en matière de ré-utilisation des bases de données mais dans lequel les juges avaient considéré le ciblage géographique du public pour caractériser l’acte d’exploitation en ligne.

Considérer que l’ensemble des internautes constitue un seul et même public gomme complètement cette dimension concrète de l’Internet.   Certes, l’exposition d’une oeuvre dans la rue constitue un acte de communication au public au sens où l’oeuvre est librement accessible par n’importe quelle personne susceptible de passer devant. Mais ce public est en réalité bien plus restreint que la population mondiale : il est présent dans un espace géographique et temporel spécial.  Porter l’oeuvre à la connaissance de ceux qui se trouvent hors de cet espace constitue un nouvel acte de communication au public par le transport de l’oeuvre vers ces nouveaux spectateurs. Avec l’arrêt Svensson, tout se passe comme si cette partition des publics n’était plus possible sur Internet en raison de l’ubiquité de la présence de l’oeuvre par la navigation de l’internaute. La Cour se refuse à considérer que le poseur de liens accroît le public de l’oeuvre mise en ligne. Le public est ici envisagé de manière abstraite, comme une entité préexistante constituée par la seule possession d’un outil d’accès à internet, indépendamment de la localisation de ses membres ou de leurs habitudes de circulation sur la toile. Dès lors qu’il s’agit d’un public seulement potentiel et que tout internaute est susceptible de se rendre sur le lieu où se trouve l’oeuvre, toute mise en ligne sans restrictions s’oppose à la caractérisation d’un public nouveau. Le fait que le lien augmente l’audience des sites pointeurs comme pointés ne change rien à l’affaire : il n’y a qu’un public sur internet lorsqu’aucune précaution n’a été prise pour restreindre son accès à l’oeuvre.

Cette décision constitue indiscutablement une victoire décisive des différents info-médiateurs de l’internet qui fondent leur succès sur le fait d’acheminer le public vers les oeuvres protégées. Elle l’est d’autant plus que la Cour s’est refusée à entrer dans la distinction entre les liens simples et les frames, cadres dans lesquels l’oeuvre active sur le site cible est visuellement perceptible dans l’environnement du site pointeur. En effet, les juges estiment qu’il n’y pas lieu de réserver un sort particulier au cas de figure dans lequel l’œuvre apparaît en donnant l’impression qu’elle est montrée depuis le site où se trouve ce lien, alors que cette œuvre provient en réalité d’un autre site (point 29). Pour la Cour, « cette circonstance supplémentaire ne modifie en rien la conclusion selon laquelle la fourniture sur un site d’un lien cliquable vers une œuvre protégée publiée et librement accessible sur un autre site a pour effet de mettre à la disposition des utilisateurs du premier site ladite œuvre et constitue donc une communication au public. Cependant, étant donné qu’il n’y a pas de public nouveau, en tout état de cause l’autorisation des titulaires du droit d’auteur ne s’impose pas à une telle communication au public. » (point 30).

Oeuvre librement accessible et liberté de lier. Dans le débat ardu qui les oppose aux titulaires de droit sur le partage de la valeur occasionné par la consultation des contenus, les moteurs et autres poseurs de liens tirent leur épingle du jeu en escamotant toute négociation avec les titulaires des droits sur les ressources vers lesquelles ils pointent lorsqu’elles sont librement accessibles. Apporteurs d’affaires, fournisseurs d’achalandage, ils contribuent certes à l’augmentation de l’audience de l’oeuvre mais n’en sont pas pour autant débiteurs d’une demande d’autorisation préalable de pointer. Si le titulaire consent à injecter son oeuvre sur le réseau, il prend le risque que d’aucuns puissent gagner de l’argent en relayant les internautes vers la ressource, sans pouvoir exiger de bénéficier de ce gain. Les fermes et agrégateurs de liens peuvent dormir sur leurs deux oreilles, de même que les moteurs de recherche qui pointent vers les contenus protégés. Ils pourront continuer leur activité sans bourse délier et sans s’embarrasser d’autorisations préalables. La solution peut donc sembler sévère pour les ayants droit qui cherchent depuis quelques années le secours du droit pour être associés à ces profits. Toutefois, les nombreuses réserves qui l’accompagnent ouvrent des possibilités d’inverser la logique lorsque les ayants droit ont  « restreint » l’accès aux oeuvres protégées.

1.2.  Le contrôle d’accès préalable, condition de l’exercice du droit exclusif 

Consentement à la communication au public. La première restriction à la liberté de lier tient à la notion de consentement initial à la communication au public. Bien que peu diserte sur la question, la décision de la Cour peut néanmoins s’interpréter comme limitée à la situation dans laquelle la première communication au public de l’oeuvre a été autorisée par l’ayant droit. En effet, la notion d’oeuvre librement accessible ne doit pas s’entendre comme d’une simple commodité d’accès pour l’utilisateur mais en tant que résultante de la décision des titulaires de communiquer l’oeuvre au public. Lorsque la Cour récuse l’idée d’un public nouveau, c’est après avoir précisé que les titulaires sont réputés avoir pris conscience qu’ils visaient l’ensemble des internautes lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale (point 27). Implicitement donc, l’exigence du consentement à la mise en ligne de l’oeuvre se trouve consacrée. Si, comme on le pressent, la Cour procède à une manière d’analogie avec la logique d’épuisement des droits sur la mise en ligne c’est fort logiquement qu’elle fait du consentement à la mise en circulation de l’oeuvre une condition préalable à l’absence de contrôle des moyens subséquents à la mise en ligne par lesquels l’oeuvre est véhiculée vers le public (ici par le biais de liens hypertextes). Pour autant, la Cour ne précise pas si c’est bien, comme pour l’épuisement, le consentement du titulaire à la mise en ligne qui signe l’impossible segmentation de l’accès à l’oeuvre ou si n’importe quelle forme de mise en circulation licite de l’oeuvre pourrait produire ce résultat.

Ainsi de l’existence d’une exception : l’oeuvre reprise dans le cadre d’une citation ou d’une parodie peut parfaitement être mise en ligne sans l’accord des titulaires ; ils n’ont dès lors pas pu déterminer le public de référence auquel l’oeuvre est adressée. Si on suit le raisonnement de la Cour, le fait de lier constitue bien un acte de communication au public de l’oeuvre mais il n’est pas assujetti à l’autorisation préalable des titulaires dès lors que le lien ne touche pas un public nouveau, c’est-à-dire un public différent de celui qui pouvait être appréhendé par les ayants droit au moment de la mise en ligne. Si le fait générateur de la solution de la Cour repose sur la capacité du titulaire de prévoir le public cible, il faudrait en déduire qu’en l’absence d’une telle possibilité,  le mécanisme ne saurait jouer. Par exemple, une oeuvre publiée sur papier, reproduite, numérisée et diffusée sur internet dans le cadre d’une exception n’entre pas dans les prévisions de la solution de la Cour. Ici la mise à disposition initiale intervient selon un mode technique différent et le public d’internet est nécessairement nouveau par rapport au public de l’oeuvre papier. Dans ce cas, quel sera le statut du lien qui pointe vers cette ressource, certes présente sur internet, mais sans que ce soit l’auteur qui l’y ait mise ? La question ne manquera pas de se poser. De deux choses l’une : soit on considère que la notion de public nouveau est tributaire de l’organisation contractuelle des droits et de la décision des titulaires d’occuper un segment de marché ou de véhiculer leur oeuvre via une modalité technique particulière et dans ce cas, le lien qui dirige vers une ressource en ligne licite mais non autorisée réalise une communication à un  public nouveau et suppose l’autorisation préalable du titulaire ; soit on se place, en amont, sur le caractère licite de l’utilisation de l’oeuvre dans le cadre d’une exception et on voit mal comment on pourrait imposer  au poseur de liens vers un site une autorisation préalable alors même que le site cible n’en est pas débiteur.  On imagine alors que le fait de lier vers une telle ressource ne saurait être couvert par un droit exclusif puisque précisément ce droit n’est pas opposable à la première mise en circulation de l’oeuvre diffusée au bénéfice de l’exception. Ainsi, le consentement ne serait qu’une manifestations parmi d’autres (exceptions, expiration de la durée) d’une mise en ligne licite de l’oeuvre, laquelle, dès lors qu’elle est réalisée, ouvre la voie à l’établissement de liens vers le site où l’oeuvre se trouve.

Lecture a contrario pour les sites illicites ? Une première limite à la possibilité de lier librement se manifesterait, le cas échéant, dans une interprétation a contrario de cette condition de mise en ligne licite (ou consentie selon l’option qu’on retiendra). Lorsque l’oeuvre n’a pas été injectée licitement sur le réseau, le fait de lier vers l’URL où elle se trouve constitue bien un acte de communication au public soumis à autorisation puisque le public qui entre en relation avec l’oeuvre n’a pu être anticipé par l’ayant droit. La mise à disposition du public à laquelle procède le lien vise nécessairement un public nouveau par rapport à celui qui résulte de la communication initiale autorisée par les ayants droit. L’oeuvre est certes déjà présente sur le réseau mais le site vers lequel il est pointé n’ayant pas été autorisé par l’ayant droit, ce dernier ne pouvait donc pas anticiper ce public nouveau. Ce public est certes un public d’internautes et pourrait de ce fait être techniquement considéré comme le même public que celui qui résulte de la première diffusion autorisée sur le réseau. Toutefois, il nous semble que le fait que la nouvelle localisation de l’oeuvre se produise sur un site différent, de manière illicite ne saurait « blanchir » le lien qui pointe vers cette ressource et non vers le site où l’oeuvre est licitement disponible. La Cour ne se prononce pas clairement sur la question mais la logique de consentement à laquelle elle relie la notion d’oeuvre librement accessible semble autoriser une lecture a contrario.

Les restrictions d’accès opposables. Une seconde limite, plus explicite dans la décision de la Cour (point 31), tient au renversement de perspective intervenant   « dans l’hypothèse où un lien cliquable permet aux utilisateurs du site sur lequel ce lien se trouve de contourner des mesures de restriction prises par le site où se trouve l’œuvre protégée afin d’en restreindre l’accès par le public à ses seuls abonnés ».Dans ce cas, aux dires des juges, le lien « constitue une intervention sans laquelle lesdits utilisateurs ne pourraient pas bénéficier des œuvres diffusées« , lesquels utilisateurs forment un « public nouveau, qui n’a pas été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale de sorte que l’autorisation des titulaires s’impose à une telle communication au public. » Si le poseur de lien contourne des restrictions d’accès au site et élargit le public de l’oeuvre en dehors des abonnés, il se place dans la position de l’utilisateur incontournable, rouage nécessaire sans lequel l’accès l’oeuvre aurait été impossible et élargit alors indubitablement le public destinataire de l’oeuvre. Ainsi, pour la Cour le lien qui serait fait au mépris d’une politique contractuelle de réservation de l’accès du site serait couvert par le droit exclusif et son auteur s’exposerait aux sanctions de la contrefaçon en l’absence d’autorisation préalable. Les juges précisent d’ailleurs une hypothèse dans laquelle tel serait le cas, hypothèse qui n’est pas sans rappeler le cas Copie Presse qui a depuis de longues années habité les prétoires belges. Est soumis à autorisation le fait de lier vers un oeuvre protégée « qui n’est plus à disposition du public sur le site sur lequel elle a été communiquée initialement ou qu’elle l’est désormais sur ce site uniquement pour un public restreint, alors qu’elle est accessible sur un autre site Internet sans l’autorisation des titulaires du droit d’auteur » (point 31).

Bancal ? La solution peut paraître juridiquement bancale. L’acte de communication au public dans le chef du poseur de lien est ici tributaire de la manière dont l’oeuvre a été mise à disposition sur le site cible. Or, une telle logique s’inscrit dans une rupture par rapport à la méthode habituelle caractérisant l’acte de communication au public indépendamment chez chacun des maillons de la chaine de transmission au regard de critères pré-établis. Comme le disait l’ALAI, le fait que le site de l’oeuvre soit techniquement protégé ne devrait pas avoir d’incidence sur la qualification de l’acte de lier. La modulation opérée autour de la notion de public nouveau et d’utilisateur incontournable permet à la Cour de Justice de se livrer à cette acrobatie mais elle n’apparaît pas pleinement convaincante dans la mesure elle ouvre des questions lancinantes sur la mise en oeuvre du mécanisme. Le ni-ni : refus de disqualifier l’acte de communication au public et refus de soumettre tout lien à autorisation préalable connaît des limites.

Par cette réserve, la Cour autorise donc les titulaires de droit à exercer un certain contrôle sur la présence de leurs oeuvres et les modalités d’accès à celles-ci dès lors qu’ils les ont entouré de précautions. Gare à celui qui laisse l’oeuvre en libre accès, le lien lui échappe. Mais que celui qui prend des mesures des restrictions de l’accès dorme sur ses deux oreilles, son choix de contrôle sera respecté. Dès lors exit la pratique de la copie cache qui permet de maintenir la ressource en libre accès au delà de ce qui a été voulu par le titulaire. Si ce dernier retire le contenu ou soumet son accès à des conditions d’accès particulières, le poseur de liens ne saurait ignorer cette volonté. S’il l’outrepasse, il s’expose aux sanctions de la contrefaçon puisqu’il étend indument le public de l’oeuvre à ce qui n’était pas prévu ou prévisible par le titulaire du site. Bien qu’elle ne se réclame d’aucune analyse économique, la Cour consacre néanmoins l’idée que le prestataire de référencement ne saurait concurrencer l’exploitation de l’oeuvre en ignorant la décision du titulaire de cloisonner les destinataires de cette oeuvre. Cette décision peut varier dans le temps et dans l’espace et le poseur de liens doit s’y conformer.

On comprend le souci de la CJUE de rendre une décision équilibrée, consacrant tout à la fois une large liberté de lier et une possibilité pour les ayants droit d’organiser les modalités d’accès aux oeuvres sur internet. Elle tente d’y parvenir à travers les conditions du public nouveau et d’utilisateur incontournable, véritables clés de voûte d’une distinction entre ressource mise en libre accès et ressource en accès restreint. Il n’en demeure pas moins que la décision laisse des zones d’ombres et interpelle. S’agissant des clairs-obscurs, c’est la notion même de « mesures de restriction de l’accès » qui fait question. Quelles sont ces mesures de restriction ? De quel accès s’agit-il ? Qui en décide ? Autant d’interrogations suscitées par la byzantine formule de la CJUE. Le poseur de liens ne doit pas contourner les mesures de restriction prises « par le site » où se trouve l’oeuvre. Mais est-ce le site qui détermine le régime de la contrefaçon ou le titulaire des droits ? Certes, en principe, le distributeur de l’oeuvre – le site sur laquelle elle se trouve- aura du se conformer à la volonté des titulaires de droit quant aux actes d’exploitation et on peut estimer qu’en général  les deux volontés – celle du  titulaire et celle du gestionnaire du site- seront concordantes. Mais il n’est pas du tout certain que ces volontés se recouvrent systématiquement et que les titulaires aient toujours voix au chapitre, s’agissant des conditions d’accès au site. Quid, par exemple, si la restriction d’accès est décidée par la plateforme d’hébergement de l’oeuvre sans nécessairement l’accord du titulaire de droit ? Le lien méprisera certes les barrières du distributeur mais ne s’exposera pas nécessairement au courroux de l’auteur. Dans cette hypothèse, le contournement de l’accès ne devrait pas être sanctionné par l’action en contrefaçon mais par une autre mesure propre au contrôle d’accès. C’est l’accès à l’oeuvre et non au site qui est en question dans la contrefaçon. Dès lors, le lien n’opère une communication au public vers un public nouveau que lorsqu’il vise l’oeuvre, en dépit des restrictions qui l’entourent sur le site. Mais de quelles restrictions s’agit-il ? Des mesures techniques sans doute : une balise, un robot txt qui bloquerait la possibilité de faire un lien vers une oeuvre ne saurait être ignorée, à supposer le fait possible. Des restrictions contractuelles également : la Cour vise précisément les restrictions à l’endroit d’un public d’abonnés. Faut-il les deux ou suffit-il que l’accès au site soit subordonné à une procédure « contractuelle » pour satisfaire la jurisprudence la CJUE ? La réponse n’est en rien anodine. Si la restriction d’accès est de nature juridique, il ne sera nul besoin au maître du site de développer une architecture technique particulière pour bloquer l’accès à l’oeuvre. Dès lors, le titulaire qui souhaiterait contrôler les liens vers son oeuvre n’aurait qu’à préciser dans le texte du site sur lequel elle figure qu’il est hostile à ce référencement pour s’y opposer. Si la restriction doit également être technique, cette seule volonté exprimée serait insuffisante si elle n’est pas accompagnée de mesures de mise en oeuvre effective. Si la restriction n’est opposable que lorsque le site est réservé à un public d’abonnés, cela veut-il dire que l’accès doit être payant ou qu’il suppose un rapport d’habitude? Le laconisme de la Cour confine ici à la désertion sur des questions qui pourtant seront cruciales dans la détermination des modèles d’affaires sur Internet.

Opt out. Une chose, au moins, est sûre : le titulaire qui ne veut pas qu’un lien soit opéré vers son oeuvre doit s’y opposer. C’est ce que certains appellent « l’opt out ». S’il ne fait rien pour l’empêcher, le poseur de lien pourra pointer vers son oeuvre sans lui demander l’autorisation.Le prestataire de référencement est, par défaut, autorisé à mettre l’oeuvre à disposition, dès lors qu’il ne touche pas un public nouveau. Si le titulaire entend cloisonner les publics sur internet, il lui appartient de le faire et de manifester son opposition  juridiquement et probablement techniquement à ceux qui prétendent élargir l’audience de l’oeuvre au-delà du cercle qu’il aura ainsi tracé. Mais ce que la Cour laisse dans le vague c’est l’intensité de l’action qui pèse sur le titulaire des droits : lui suffit-il de bloquer le lien par un procédé technique ? Doit-il réserver l’accès à l’oeuvre par des dispositifs techniques plus sophistiqués dont le contournement pourrait être sanctionné au terme de la DADVSI, en conformité avec l’acquis  communautaire ? Peut-il se contenter de témoigner, dans les conditions d’utilisation du site, son hostilité à la pratique du lien pour que cette volonté soit opposable ? Est-il au contraire nécessaire de cibler précisément un public restreint pour ne pas craindre un accès général à la ressource via le poseur de liens ? Du côté du prestataire de référencement, la chose n’est pas nécessairement limpide. Dans l’hypothèse où le titulaire souhaiterait changer le statut de disponibilité de son oeuvre, auparavant librement accessible pour en restreindre le public, à quel moment et selon quelles conditions le poseur de liens pourra-t-il le savoir ? Si la restriction est de nature technique, elle parlera d’elle-même et le lien, cessant d’être actif, se conformera ipso facto au nouveau statut de l’oeuvre. Si en revanche, la restriction est « seulement » juridique (on n’ose l’écrire et pourtant…), le poseur de liens n’en saura peut-être rien et continuera à pointer vers la ressource sans nécessairement connaître son changement de statut. Il passerait alors d’une activité licite à la contrefaçon sans en avoir conscience…  Là encore une clarification serait bienvenue.

Equilibre précaire. Comme on l’a dit, la Cour ne s’est pas appuyée sur des considérations politiques pour asseoir sa décision mais s’est efforcée d’aménager des équilibres subtils en ciselant une solution susceptible de contenter les divers parties prenantes. Pas d’emphase dans la consécration d’une liberté de lier mais un refus de ligoter internet en soumettant le lien cliquable à l’autorisation préalable systématique des titulaires. Côté acteurs de l’internet,  on se réjouira sans doute : le lien simple est à l’abri de toute suspicion, et le lien cliquable ne présente de risque que lorsqu’il contourne la restriction d’accès à l’oeuvre ; point n’est besoin, sinon, de demander d’autorisation ni d’acquitter une quelconque dime aux titulaires. Côté ayants droit, c’est la soupe à la grimace puisqu’ils devront sans doute renoncer à toute prétention de partage de la valeur d’attraction de leurs oeuvres  avec les prestataires de référencement. Mais les plus diligents sont autorisés par la Cour à préserver leurs modèles d’affaires dès lors qu’ils auront pris la précaution d’enclore les accès aux oeuvres. Plus que le droit de communication au public, la force repose sur le contrôle de l’accès. S’il existe , il s’impose à tous mais à défaut de toute manifestation positive d’une volonté de clore, l’oeuvre et son auteur doivent souffrir qu’un tiers organise les modalités de cet accès, sans qu’ils trouvent à y redire. Dans cette configuration, le droit d’auteur devient presque résiduel tant est déterminante la clé de l’accès. Epineuses questions que celles là, qui ne sont pas sans rappeler les débats qui ont entouré naguère la consécration de la protection juridique des mesures techniques de protection. D’autant plus épineuses pour les ayants droit que dans sa deuxième partie, la Cour vient préciser que non seulement la règle qu’elle énonce vaut pour l’interprétation de l’article 3 paragraphe 1 de la directive mais qu’elle ne laisse pas de marge de manoeuvre aux Etats pour déterminer un droit de communication au public plus favorable aux ayants droit, bloquant ainsi toute faculté de reconnaître un droit de contrôle du lien au regard du droit d’auteur dans le droit national.

2. Les Etats membres dépouillés de leur liberté d’action 

Fin de partie pour les Etats membres. Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, observent l’action de Cour de Justice depuis des années dans le champ du droit d’auteur, ne seront guère surpris par la position adoptée par la Cour de Justice à propos de la seconde question qui lui était posée : les Etats membres peuvent-ils  protéger plus amplement les titulaires d’un droit d’auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend davantage d’opérations que celles visées dans la directive. En d’autres termes, à supposer que la Cour réponde que le lien ne constitue pas un acte de communication au public au sens de la directive, reste-t-il une possibilité pour les Etats membres de considérer que tel est le cas au regard de leur propre définition du droit exclusif ? La réponse cinglante tient en peu de mots et n’a pas retenu la Cour dans de longues digressions : non.

Harmoniser avant tout. Certes, la Cour ne manquait pas de rappeler au début de sa décision que la directive retient une conception large de l’acte de communication au public dans la perspective de garantir un niveau élevé de protection aux titulaires de droit (point 17), conformément aux considérants 4 et 9 de la directive 2001/29, et à l’interprétation qu’elle  avait déjà consacrée dans l’arrêt Premier League  (CJUE, 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C‑403/08 et C‑429/08, Rec. p. I‑9083, point 193). On aurait pu en conclure, bien trop hâtivement, que toute définition nationale de la prérogative dérogeant par le haut – in favori actoris – serait dès lors compatible avec cette analyse. Que nenni ! C’est l’entreprise d’harmonisation et la sécurité juridique qui supposent l’arasement de la notion qui l’emportent ici. Il est acquis que la directive 2001/29 plusieurs fois nommée comme le droit commun du droit d’auteur affiche des ambitions de protection forte pour les auteurs, mais il n’en est pas moins vrai que l’objectif du texte est de remédier aux « disparités législatives et à l’insécurité juridique qui entourent la protection des droits d’auteur » (point 34). De ce point de vue, admettre des dissonances, laisser la voie à ce qu’un Etat membre « puisse protéger plus amplement les titulaires d’un droit d’auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend également des opérations autres que celles visées à l’article 3 paragraphe 1 » ne répondrait nullement à cette ambition et serait source de chaos. L’heure est à l’unisson : tous les Etats membres doivent entendre la notion de communication au public de la même manière et ne sauraient y intégrer davantage d’actes que ceux que la directive prévoit et, bien entendu, que ceux que la Cour interprète comme relevant de cette notion.

Le fait que cette mise au pas ne s’impose pas toujours au regard de l’intérêt communautaire n’est pas davantage dirimant. La Cour ignore purement et simplement l’argument en rétorquant qu’instaurer une notion à contenu variable engendrerait « nécessairement une atteinte au fonctionnement du marché intérieur » (point 36). Pas plus n’est pertinente l’objection selon laquelle l’article 20 de la convention de Berne stipule que les pays signataires peuvent prendre entre eux des «arrangements particuliers» afin de conférer aux titulaires d’un droit d’auteur, des droits plus étendus que ceux prévus par cette convention. Cette possibilité de dérogation conventionnelle par le haut n’est pas à l’ordre du jour puisque si les Etats membres la faisaient jouer, ils compromettraient inévitablement l’objectif de la directive (point 40). Dès lors, comme le rappelle l’arrêt Luksan (CJUE, 9 février 2012, Luksan, C‑277/10, point 62), une clause de stand still leur imposent de s’abstenir de faire jouer une mesure contraire au droit de l’Union.

Harmonisation maximale. La notion de communication au public est, on le sait aux yeux des juges de Luxembourg, une notion autonome de droit de l’Union. Non seulement, donc, elle n’a pas à être interprétée au regard des traditions nationales mais c’est selon la Cour, à elle seule qu’il appartient d’en déterminer les contours. Le présent arrêt vient le réaffirmer en précisant que la notion est également le résultat d’une harmonisation maximale. Autrement dit, non seulement les critères dégagés par la CJUE s’imposent aux législateurs et juges nationaux en tant que conditions nécessaires de la qualification, mais encore ils constituent des plafonds que les Etats membres n’ont pas le loisir de dépasser. Les conditions sont nécessaires et suffisantes.

Critères exhaustifs ? La posture de la Cour était prévisible tant elle s’attèle depuis quelques années à donner corps à l’édifice du droit d’auteur au sein de l’Union en s’efforçant de combler les lacunes de l’harmonisation par des décisions aussi hardies que nombreuses. Découvrant des notions autonomes qu’elle éclaire et peaufine  (l’originalité, la reproduction, la communication au public, etc.), elle orchestre progressivement l’ordonnancement juridique dans le domaine. Elle s’efforce, sans toujours y parvenir, de donner de la cohérence à ce qui paraissait parfois épars et confus. En l’espèce, la Cour signe une synthèse de sa jurisprudence antérieure en condensant les principales conditions de la définition de l’acte de communication au public ; notion de communication, notion de public, notion de public nouveau, acteur incontournable. Mais rien ne figure ici sur le caractère lucratif parfois présent dans sa jurisprudence antérieure. Or, le fait que le lien soit fait à titre gratuit ou occasionne un gain pour celui qui l’opère n’est même pas examiné par la Cour. Bien qu’elle n’était pas expressément saisie de la demande, le silence de la Cour sur ce point incite à souligner l’ambiguité de sa position. En effet, si l’on comprend son envie politique d’accorder les Etats membres sur un même contenu substantiel de la notion, il lui faut en tirer elle-même les conséquences et renoncer aux imprécisions de la sa jurisprudence antérieure. Dire que les Etats membres ne peuvent inclure d’autres actes que ceux prévus par la directive dans la définition de la communication au public  exige de la Cour qu’elle rompe  avec la technique de la pondération des indices qui lui permettait jusque là d’adapter sa notion à des hypothèses variables. La Cour ne peut désormais plus demeurer dans cet état d’incertitude qui laisse entendre que dans certains cas un critère est déterminant lorsqu’il pourrait ne l’être pas dans d’autres. Prenons l’exemple du caractère lucratif : si la Cour venait à en faire un critère de qualification, l’Etat membre au nom de l’harmonisation maximale ne pourrait plus absorber dans la sphère du droit exclusif un acte opéré à titre gratuit. La même discussion pourrait s’engager autour du considérant 27 de la directive selon lequel la simple fourniture d’installations destinées à permettre ou à réaliser une communication ne constitue pas une communication au public. Cette condition négative amplement présente dans les autres décisions de jurisprudence relatives à cette notion est également complètement absente de la présente décision, alors que nombre d’auteurs, dont la signataire de ces lignes, avaient  pensé qu’elle serait précisément déterminante pour qualifier le poseur de liens. Est-elle ou n’est pas un élément de définition de la notion ? Qu’on se soit trompé dans ses prédictions peut paraître anédoctique mais lorsqu’une notion aussi fondamentale que le droit de communication au public finit par échapper à toute prévisibilité en raison de sa trop grande subtilité, la situation devient scabreuse. Les silences de la Cour sont parfois aussi assourdissants que ces affirmations les plus marquées. Si elle veut mettre les législateurs nationaux au pas, il convient  que la Cour s’inflige à l’avenir la même fermeté que celle qu’elle exige des Etats membres.

En outre, dans la mesure où les raisons qu’elle invoque pour consacrer une harmonisation maximale du droit de communication au public sont également pleinement valables pour les autres droits exclusifs, on voit mal pourquoi la Cour s’arrêterait en chemin. Les autres notions autonomes de droit de l’Union devront subir le même sort et se voir dotées d’un contenu substantiel clair, si possible stable et exhaustif.

Futur. Que peut-on prédire, en ce moment encore précoce, quant aux conséquences pratiques de cette décision ? Les titulaires ne peuvent pas empêcher de lier lorsqu’ils n’ont pas restreint l’accès à leur oeuvre sur Internet. Ils doivent « souffrir » qu’on achemine l’internaute vers elle lorsqu’ils n’ont pas daigné limiter les conditions de sa consultation. Ils y gagnent souvent puisque le lien entrant va accroître le nombre de personnes susceptibles d’avoir accès à l’oeuvre. Que certains s’enrichissent de ce commerce en réalisant cette info-médiation n’intéresse pas le droit d’auteur, et ce, même s’ils organisent leurs sites de manière à capter visuellement le bénéfice de la communication au public s’effectuant sur le site cible.  A supposer qu’il soit politiquement soutenu, le partage de la valeur devra se faire hors du droit de communication au public, non seulement au stade de l’Union européenne mais encore au sein des Etats membres, empêchés qu’ils sont par la décision Svensson d’offrir davantage de protection au plan national  que dans la directive. Dès lors ont vocation à être révisées des décisions comme celle qui a été adoptée  par un tribunal néerlandais le 19 décembre 2012  dans une affaire Nederland.fm, (citant à l’appui de son raisonnement d’autres décisions allant dans le même sens, Oberlandesgericht Düsseldorf, Duitsland, 8 november 2011, Multimedia und Recht 2012, 118; Rb. Amsterdam 24 augustus 2011, LJN BT1960 ; Hof ’sHertogenbosch 12 januari 2010, IER 2010, 34, r.o. 4.99; Vzr. rb. Haarlem 5 september 2007, LJN BB3144 en Vzr. rb. Leeuwarden 30 oktober 2003, LJN AN4570) ,   qui avait estimé « qu’il n’est pas contesté que le fait de faire entendre un flux de radio est qualifiable de communication au public des œuvres musicales reprises par le flux en question, même lorsque ce flux radio se fait entendre à la suite du clic d’un visiteur des sites portail sur un lien vers le flux radio en question«  » et « que les œuvres musicales reprises deviennent accessibles à un public différent de celui que les sociétés de gestion collective avaient envisagé lorsqu’elles ont octroyé aux chaînes de webradio la possibilité d’utiliser des œuvres musicales. » La Cour ne voit pas de public nouveau là où le tribunal l’avait pourtant perçu. Peut-être, comme l’avaient suggéré les rédacteurs de l’opinion de la European Copyright Society, le droit de la concurrence déloyale ou la protection des mesures techniques seront-ils d’un plus grand secours pour déterminer les clés de ce qui est possible, souhaitable et monnayable.

Reste pour les ayants droit la tentation de se replier sur eux-mêmes et de restreindre l’accès à l’oeuvre au lieu de l’ouvrir largement pour tenter de maintenir un contrôle sur les modalités d’exploitation de leurs oeuvres. On sait déjà que ceux qui avaient un temps succombé à cette tentation – la presse notamment –  ont souvent renoncé à ce modèle d’affaires, peu attractif et à rebours de l’appétence du public pour un accès simple et gratuit aux oeuvres. Plutôt que de se battre sur ce terrain, les ayants droit ont préféré en France passer un accord avec Google pour la création d’un fonds d’aide à la presse numérique quand en Allemagne naissait un nouveau droit voisin, bien squelettique, pour les éditeurs de presse. Nul doute que l’arrêt Svensson ne rebat pas les cartes en faveur des ayants droit, sur ce plan. Leur salut juridique se niche dans la réservation quand, économiquement et socialement, tout les incite à la mise en partage accompagné de modèles publicitaires. Dans cette perspective, la tentative d’accommodement de la Cour, au prix de libertés avec la cohérence,  peut sembler bien dérisoire.

 

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