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Partager un fichier pour imprimer une arme à feu relève-t-il de la liberté d’expression ?

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Étudiant dans le cadre du cours DRT-6903.
23 décembre 2015
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L’impression 3D, une technologie en plein essor, est considérée par certains comme la voie menant à la troisième révolution industrielle. Ce procédé contrôlé par ordinateur permet de produire n’importe quel type d’objet couche par couche. On peut ainsi obtenir des objets peu dispendieux, d’une étonnante complexité, et utilisables dans une foule de domaines. On anticipe que l’impression 3D aura notamment d’importantes applications médicales : organes artificiels, prothèses avancées, médicaments et cartilages… la liste est longue.

Pour imprimer l’objet voulu, il suffit d’obtenir ou de concevoir un fichier contenant une modélisation 3D de celui-ci. Ce fichier indique à l’imprimante la marche à suivre pour produire l’objet, de la même façon qu’un fichier PDF permet d’imprimer un document sur du papier. De taille relativement modeste, ceux-ci sont très aisément partageables par Internet.

Le phénomène n’est pas sans causer du souci aux autorités partout dans le monde, qui craignent que la technologie serve à imprimer des armes à feu entièrement fonctionnelles à partir d’un simple fichier téléchargé :

« anywhere there’s a computer and an Internet connection, there would be the promise of a gun. »

Aujourd’hui, la question devient de plus en plus pressante. L’agence américaine Homeland Security s’inquiète qu’il soit impossible de contrôler la prolifération de ces armes, les fichiers servant à leur fabrication pouvant notamment être partagés sur les réseaux peer-to-peer. D’ailleurs, à l’été 2014, la police japonaise a arrêté un homme pour possession d’arme à feu imprimée dont il avait téléchargé les plans d’impression sur Internet…

Defense Distributed

Le groupe américain Defense Distributed se spécialise dans la conception d’armes à feu imprimables. Il partage ses fichiers gratuitement et adhère au modèle open-source.

Aux visées libertaires et anarchiques, le groupe se veut un défenseur du deuxième amendement de la Constitution des États-Unis à l’ère numérique. Son objectif reflète explicitement cette volonté :

To defend the human and civil right to keep and bear arms as guaranteed by the United States Constitution and affirmed by the United States Supreme Court; to collaboratively produce, publish, and distribute to the public without charge information and knowledge related to the digital manufacture of arms.

Un premier modèle d’arme à feu entièrement fonctionnelle conçu par Defense Distributed, le Liberator, a été publié en ligne en 2013. Le fichier préparé par le groupe donne une arme capable de tirer de vraies balles, de sérieusement blesser ou même de tuer une personne, et doit prévoit l’addition de certaines pièces métalliques afin d’assurer sa détection par les détecteurs de métal, conformément à la loi américaine. Cependant, rien n’empêche une personne de rendre l’arme invisible en omettant d’ajouter ces pièces.

Par l’entremise d’une lettre, le Département d’État américain avait exigé en mai 2013 que Defense Distributed cesse de partager le fichier pour violation de la Règlementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international. Selon les autorités américaines, les concepteurs d’armes imprimables doivent se soumettre au contrôle de l’État et notamment obtenir un permis d’exportation avant de partager ce type de fichier. Defense Distributed avait interrompu l’hébergement des fichiers sur ses serveurs sans pour autant qu’ils cessent de circuler en ligne, notamment sur le célèbre site Pirate Bay.

Defense Distributed v. United States Department of State

En réponse, les organisations Second Amendement Foundation et Defense Distributed, de concert avec une foule d’autres acteurs, ont déposé une poursuite contre le Département d’État afin de soustraire le partage des fichiers permettant d’imprimer une arme à feu au contrôle étatique. Ceux-ci invoquent le premier amendement protégeant la liberté d’expression, le deuxième amendement protégeant la liberté de porter des armes, et le cinquième amendement protégeant le droit à une procédure équitable. Une demande d’injonction préliminaire a été rejetée.

Jeudi dernier, l’Electronic Frontier Foundation (EFF), est également intervenue dans l’affaire. Dans un mémoire présenté à la Cour d’appel du cinquième circuit à titre d’amicus curiae, le groupe de défense des droits numériques a soutenu que le contrôle du partage de ces fichiers viole le droit à la liberté d’expression. Selon elle, ces fichiers ne sont rien d’autre que du code source, constitutionnellement protégé par le premier amendement depuis que les tribunaux américains se sont penché sur cette question dans les années 1990. Dans une affaire assez similaire quant aux prétentions du gouvernement, les autorités cherchaient à soumettre à leur contrôle l’exportation de logiciels de cryptage gratuits et open-source. Comme les fichiers mis en cause aujourd’hui, ces logiciels étaient librement partagés sur Internet. Il s’agissait de la célèbre affaire Bernstein v. U.S. Department of State.

En tout état de cause, le débat n’a pas terminé de soulever d’importantes questions juridiques et morales, surtout alors que le prix des imprimantes 3D ne cesse de descendre et que la technologie est de plus en plus accessible. Au-delà des questions complexes qui relèvent de la liberté d’expression, il faudra sans doute réactualiser la conception entourant le droit de porter des armes au 21e siècle aux États-Unis. Alors que le pays est aux prises avec d’importants problèmes de fusillades dont la plus récente à San Bernardino est particulièrement troublante, la question des armes à feu imprimées risque de prendre d’une importance cruciale. Parions que la décision des tribunaux américains dans Defense Distributed v. United States Department of State sera l’une des plus attendues des prochaines années.

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