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Le « Mème » internet : une atteinte à la vie privée ?

30 novembre 2016
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Le mème représente une idée sociale ou un symbole culturel largement répandu. Dans sa version moderne, il consiste généralement en une image ou une vidéo qui est transmise de façon virale sur l’Internet et sur laquelle sont apposés des commentaires à saveur tant humoristique que politique. Tout récemment, il a contribué à l’ascension de Ken Bone comme héros d’Internet, tout en ravivant la flamme des fervents protecteurs des animaux, lors du décès d’Harambe le gorille. Grâce au mème et à l’avènement de la culture digitale, les électeurs américains ont, lors de la dernière élection, évolué du statut de simples spectateurs du cirque politique à celui d’interprètes, de participants à ce cirque, en tant que créateurs de contenu. Pour les Brésiliens, le phénomène explique même l’origine du nom populaire attribué à la Coupe du Monde 2016 : la Copas Dos Memes.

L’émergence du mème pose des problèmes légaux d’envergure. Quoique le mème facilite la création de contenu ainsi que la divulgation d’informations, son utilisation, en tant qu’outil de propagation d’idées pernicieuses, peut être extrêmement néfaste pour les individus ou les groupes ciblés. En fait, les messages qu’il véhicule ou qu’il promeut peuvent rapidement tendre vers l’intimidation, le racisme, la diffamation ou même constituer une attaque à la vie privée. Cette utilisation quelque peu funeste du mème nous pousse à nous questionner sur les répercussions légales liées à la création et à la publication de celui-ci.

À ce sujet, la Cour de district américaine du Tennessee a rejeté, le 17 novembre dernier, la requête en irrecevabilité de Valentin Chmerkovskiy, danseur de Dancing with the Stars, dans la cause SE v. CHMERKOVSKIY.

Voici les faits : S.E., une jeune Américaine alors âgée de 8 ans et affectée par le syndrome de Down, est photographiée en dehors d’un stade de sport de Nashville. Sa photo devient un mème et est publiée à plusieurs reprises sur l’Internet. Valentin Chmerkovskiy reprend cette photo et la publie sur sa page Facebook, en 2016, accompagnée du sous-titre :

« [Traduction de l’anglais] Laisser son enfant devenir obèse devrait être considéré comme de la maltraitance d’enfants».

Le rejet de la requête en irrecevabilité met de l’avant l’idée que l’ajout de commentaires ou de sous-titres désobligeants, voire dénigrants, à une photo, donc un mème, peut constituer une intrusion dans la vie privée en tant que « false light ».

L’objet du « false light invasion of privacy » est d’accorder une protection au public se faisant octroyer ou attribuer certaines qualités, caractéristiques ou croyances qui, sans nécessairement avoir d’impact sur leur réputation, les dépeint défavorablement au public ou sous un faux jour.

En matière de « false light », le jugement de la Cour du Tennessee est limpide quant au fait qu’il n’est pas nécessaire de faire la preuve que les propos tenus par M. Chmerkovskiy sont littéralement faux, soit que l’obésité devrait être considérée comme de la maltraitance. À l’inverse, le plaignant doit plutôt faire la preuve que le propos sous-entendu est faux, soit que S.E. a été victime de maltraitance. En publiant cette image, M. Chmerkovskiy a fait fi du fait que la source réelle de l’obésité de S.E. provenait du syndrome de Down. Il a sous-entendu que l’obésité de la plaignante découlait d’une négligence de ses parents. En faisant ainsi, il a donc également inféré que S.E. avait été victime de maltraitance et c’est cette implication qui cause un dommage à la plaignante.

La Cour du Tennessee rejette ainsi la demande en irrecevabilité de Chmerkovskiy puisqu’elle affirme que les éléments nécessaires à une demande de « false light » sont remplis. Parallèlement, la Cour mentionne que ce sera à un jury de déterminer si les propos sous-entendus peuvent se qualifier d’hautement offensifs au regard du standard de la personne raisonnable. Elle précise, quant à la question en litige :

The issue, however, is not whether S.E.’s Down Syndrome conclusively renders the statement false; it is that S.E.’s physical characteristics of Down Syndrome and their apparentness in the Photograph support a finding of a triable question of fact as to whether Mr. Chmerkovskiy had reason to doubt the veracity of his implied statement that S.E. was obese due to parental mistreatment, and recklessly disregarded it.

Eric Goldman, professeur de droit américain, abonde d’ailleurs dans le même sens dans un article sur le cas de M. Chmerkovskiy :

 […] The allegations suggest that it may have been apparent from the photograph that S.E. had a disability and the obesity was a result of a medical condition and not parental neglect. The court also notes that Chmerkovskiy did not take down the photo even after receiving notice. The court says Chmerkovskiy had reason to doubt that obesity was caused by a lack of parental mistreatement, so he was reckless in making the post given this doubt.

Ce cas particulier est intéressant puisqu’il illustre les distinctions que proposent plusieurs États américains dans leur traitement des concepts de « false light » et de diffamation. Le premier concept vise à protéger le bien-être mental et émotionnel du plaignant, alors que le deuxième a plutôt comme objectif la protection de la réputation. Au Québec, les tribunaux ne font pas cette distinction. La Cour d’appel du Québec considère à cet effet que la diffamation inclut toute « communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables». De plus, contrairement au droit américain, le droit canadien n’exige pas que le plaignant fasse la preuve de la fausseté des propos tenus à son égard.

Le cas de S.E est également captivant puisqu’il attise l’éternel débat entre la liberté d’expression et le respect de la vie privée. Il propose en fait d’effectuer un exercice de balance entre les droits fondamentaux, comme la vie privée, l’honneur, la dignité, etc., et la liberté d’expression des créateurs de mèmes. D’un côté, le défendeur plaide que ses propos sur l’obésité sont d’intérêt public, alors que de l’autre, le plaignant défend son droit à l’intégrité et à la protection de la vie privée.

Soulignons enfin que les litiges en diffamation au Canada nécessitent une analyse contextuelle propre à chaque cas. Lors de cet exercice, la Cour doit alors pondérer le droit à la liberté d’expression et l’atteinte subie par la victime. Après tout, le droit à la liberté d’expression n’est pas un droit absolu, il comporte des limites et les assises légales de celui-ci doivent être clairement délimitées. À qui le devoir de contrôler les mèmes? Au tribunal, il appartient certes le devoir de sévir. Qu’en est-il des plateformes de création et de publication de mèmes ? Peut-être qu’un jour, les plateformes auront les ressources pour contrôler ces phénomènes disproportionnellement populaires. Pour l’instant, contentons-nous des tribunaux…

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