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Le verrouillage de l’iPhone 5s obstacle au privilège contre l’auto-incrimination ?

(cc) CPOA

Erwan Jonchères est étudiant dans le cadre du cous DRT 6903 (UdeM)
3 octobre 2013
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Nemo tenetur se ipsum accusare, nul n’est tenu de s’accuser. Principe ancien de Common law, dont l’application la plus connue est celle du 5ème Amendement de la Constitution des Etats-Unis, que l’on peut voir brandi dans certains films ou dans certains procès tel celui du CEO d’Enron. Ce principe se traduit en Droit canadien par les articles 7, 11 alinéa c) et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protègent l’individu contre l’auto-incrimination.

Ce principe est justifié par différents fondements du Droit, à savoir une règle qui favorise un système accusatoire plutôt qu’inquisitoire, c’est-à-dire sans utilisation de la force ou de la torture pour parvenir à l’incrimination du suspect (arrêt Miranda aux Etats Unis en 1966), une règle protégeant les individus de l’auto-incrimination par respect de la dignité des individus en leur offrant le droit au silence, et une règle qui implique que toute déclaration forcée s’oppose au respect de la vie privé.

Le droit au silence (article 7 de la charte canadienne des droits et libertés, arrêt R. c. Hébert en 1990) et le droit à la protection contre l’incrimination de soi-même (articles 11 alinéa C et 13 de la charte canadienne des droits et libertés) vont se retrouver malmenés par le nouveau gadget d’Apple, à savoir Touch ID, un capteur biométrique intégré à l’iPhone 5s.

En effet, comme souligné dans un article du magazine Wired de septembre 2013, ce nouveau gadget biométrique empêcherait théoriquement l’utilisateur de l’iPhone 5s de plaider le 5ème amendement dans le cas où des éléments de preuve sont stockés sur son portable. Aux Etats-Unis le droit à la protection contre l’auto-incrimination ne comprend pas l’empreinte digitale mais concerne seulement l’oral, car la protection porte sur les informations que nous détenons et non sur ce que nous sommes (ex : ADN, empreintes digitales).

Qu’en est-il au Canada ?

Au Canada une personne inculpée dans une affaire criminelle, qui serait détentrice d’un iPhone 5s, est protégée par l’article 11 alinéa c) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui dispose que « Tout inculpé a le droit : c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche ». En somme un inculpé dans un procès ne peut témoigner contre lui-même, et plusieurs inculpés dans un procès conjoint ne peuvent témoigner les uns contre les autres.

Il sera aussi protégé par l’article 13 de cette même Charte : « Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. ».

Il est donc dans le cas d’un téléphone portable avec code NIP (numéro d’identification personnel), impossible d’obtenir des renseignements ou témoignages de la part de l’inculpé ou des inculpés lors d’un procès conjoint. En effet la plupart du temps il faut un code pour pouvoir déverrouiller son téléphone. Ce qui implique qu’à moins d’un mandat du juge, les autorités ne peuvent pas déverrouiller le téléphone car il suffit à l’accusé de se réfugier derrière le principe de Droit à la protection contre l’auto-incrimination pour qu’il n’ait pas à révéler son mot de passe.

Avant le Touch ID la police, puis la justice, ne pouvaient accéder aux données contenues dans le téléphone pour incriminer l’accusé. En effet, le fait de donner accès aux données contenues dans le téléphone à travers des mots contenant le code d’accès revient à s’incriminer soi-même si les éléments présents dans le téléphone sont autant de preuves de l’infraction commise par l’accusé.

Avec le Touch ID, le droit à la protection contre l’incrimination de soi-même risque de ne plus pouvoir être utilisée par l’utilisateur de l’iPhone 5s. En effet à la différence d’un mot de passe, qui se révèle forcément à l’oral et révèle une information connue que de soi-même, l’empreinte digitale est un élément de soi, un peu comme l’ADN. On ne peut empêcher la police, puis la justice, de se baser sur des preuves issues des empreintes digitales ou de l’ADN car ces choses appartiennent à ce que nous sommes et non pas aux choses que nous savons et dont nous nous rappelons. La police peut donc avec un mandat donné par le juge, prévu par la loi ou par le Code criminel prendre l’empreinte de l’accusé et avec celle-ci déverrouiller le téléphone bénéficiant du Touch ID afin d’aller y chercher des preuves. Chose qu’elle ne peut pas faire lorsque le téléphone est protégé par un mot de passe, car le fait pour l’accusé de donner le mot de passe protégeant l’accès à ses données reviendrait à s’incriminer soi-même en cas de preuves contenues dans le téléphone, ce qui est en théorie protégé par la Charte canadienne des droits et libertés.

L’arrêt R. c. Stillman (1997) avec son test d’admissibilité de la preuve permettait peut-être de protéger l’utilisateur de Touch ID sur l’iPhone 5s d’une incrimination contre soi-même. En effet cet arrêt propose un test en deux questions pour savoir si la preuve est admissible ou non : 1) La preuve peut-elle être qualifiée d’incriminante ? Est-ce que l’accusé a été contraint de participer à la création ou à la découverte de la preuve ? 2) Si oui, est-ce que la preuve était “découvrable” ? La preuve aurait-elle pu être découverte par un autre moyen non contraignant ? Si ce n’était pas le cas, la preuve était inadmissible. Donc dans le cadre du Touch ID la preuve serait inadmissible car l’accusé aurait été contraint de participer à la découverte de la preuve, sauf si la contrainte ne comprend pas la collecte et l’utilisation d’empreintes digitales.

Toutefois l’arrêt R. c. Grant (2009) revient sur l’admissibilité de la preuve et la façon dont elle est découverte. En effet dans cet arrêt la Cour Suprême du Canada vient modifier l’équilibre entre la protection des droits de l’accusé par la Charte et la nécessité d’administrer la justice. Le test prend en compte trois éléments : 1) la gravité de l’enfreinte à la Charte par l’Etat qui pourrait amener le discrédit sur l’administration de la Justice, 2) l’impact de cette enfreinte sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte, 3) l’intérêt qu’a la société à un jugement de l’affaire sur le fond. En conclusion une preuve obtenue en enfreignant les droits de l’accusé prévus par la Charte est admissible si cela ne discrédite qu’un peu l’administration de la Justice et que la société y a un intérêt. Il reste à savoir quel serait l’enfreinte aux droits protégés par la Charte. Toute latitude pour définir la balance entre ces trois éléments est laissée à l’appréciation souveraine du juge.

Par contre un individu s’incrimine-t-il lui-même en donnant ses empreintes digitales, ou ne s’incrimine-t-on que par la parole ? Les arrêts  R. v. Nielsen and Stolar, 1984 et  R. c. Beare; R. c. Higgins, 1988 répondent à cette question. Ils précisent que c’est seulement la preuve verbale qui est protégée par les articles 11 alinéa c) et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés. En effet dans ces arrêts il est précisé que seuls les témoignages sont protégés contre l’auto-incrimination et que par contre, les preuves matérielles comme l’ADN ou les témoignages en l’espèce ne bénéficient pas de cette protection contre l’auto-incrimination, au motif que la Charte n’accorde pas de protection générale contre l’auto-incrimination.

Cela implique que depuis ces différents arrêts, un utilisateur du Touch ID sur iPhone 5s qui n’aurait pas en plus de mot de passe ne pourrait pas protéger les données contenues dans son téléphone en cas d’inculpation ou de témoignage dans un procès criminel.

Ce qu’il faut donc retenir de cet article : Le Touch ID est un gadget amusant si l’on n’a pas peur qu’Apple stocke nos données sur ses serveurs, mais que si l’on veut se protéger de tout intrusion gouvernementale sur notre mobile le Touch ID ne suffit pas. Il faut en plus que l’utilisateur prévoit un mot de passe pour l’accès à ses données afin de bénéficier de la protection des articles 11 alinéa c) et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

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