droitdu.net

Un site utilisant Plateforme OpenUM.ca

R . v. Rogers Communications : Une décision ontarienne sans précédent

Étudiante dans le cadre du cours DRT-6929N.
19 janvier 2016
Commentaires
Permalien

La Cour supérieure de l’Ontario a rendu une décision le 14 janvier dernier. La Cour a conclu que la demande de perquisition par « tower dump », dans le but d’identifier un voleur de bijouterie, entraînait une contravention à l’article 8 de la Charte des droits et libertés (la Charte). Cette décision, sans précédent en droit canadien, aura un impact non négligeable sur l’application de la Charte aux entreprises de télécommunications.

Pour mieux comprendre l’enjeu causé par les « tower dump ». Nous nous référons au premier paragraphe de la décision qui s’énonce comme ceci :

« The police in Canada sometimes obtain « tower dump » production orders, meaning an order for all records of cellular traffic through a particular cell tower over a specified time period. Every year such order requires cellular providers to produce the name and addresses of hundreds of thousands of not millions of subscribers; who they called; who called them; their location at the time; and the duration of the call. These orders may also require that credit card information be provided. »

Il ne nous en faut pas plus pour comprendre que cela crée un gros problème au niveau de la protection des renseignements personnels des usagers, d’autant plus que les compagnies dont il est question, Telus et Rogers Communications, ont toutes les deux une obligation contractuelle avec leurs usagers de garder leurs renseignements personnels confidentiels. Considérant que la divulgation des données cellulaires de quelques 40 000 abonnés était en jeu par la demande de la police de Toronto, Rogers et Telus ont demandé aux tribunaux d’entendre l’affaire afin qu’une autorisation de la sorte ne soit plus émise.

L’expectative de vie privée

La première question analysée par la Cour est l’expectative de vie privée des Canadiens quant à leurs données cellulaires. Notre « gros bon sens » nous dirait que oui, les Canadiens ont une expectative de vie privée. Mais qu’en est-il de la loi ?

La Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, laquelle s’applique à Rogers et Telus, définit à son article 2 ce qu’on entend par renseignements personnels. De manière générale, un renseignement personnel est tout renseignement qui permet d’identifier une personne.

Au surplus, l’article 492.2 du Code criminel (C.cr.) prévoit qu’un policier doit obtenir un mandat d’un juge avant de pouvoir accéder à des données de transmissions qui pourraient être utiles pour une enquête. Dans un contexte plus spécifique, l’article 186 C.cr. limite l’interception de conversations téléphoniques. Il va sans dire que si de telles dispositions sont prévues en droit canadien, c’est parce que le citoyen a une expectative de vie privée sur ces données cellulaires.

La violation de l’article 8 de la Charte

Il nous apparaît pertinent de préciser les principes de cet article. L’arrêt R. c. Vu énonce au paragraphe 22 les principes de l’article 8 de la Charte. Ledit paragraphe se lit comme suit :

« Premièrement, les policiers doivent obtenir des tribunaux l’autorisation d’effectuer la perquisition avant de procéder à celle-ci, autorisation qui prend habituellement la forme d’un mandat de perquisition.  Cette obligation d’obtenir une autorisation préalable fait en sorte que, avant l’exécution de la perquisition, un officier de justice est convaincu que le droit du public de ne pas être importuné par l’État doit céder le pas au droit de ce dernier de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de veiller au respect de la loi : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 160.  Deuxièmement, la perquisition ainsi autorisée doit être effectuée d’une manière non abusive.  Cela permet d’éviter que la perquisition ait un caractère plus envahissant que ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs.  Bref, le fait d’exiger une autorisation préalable prévient les intrusions injustifiées, alors que celui d’exiger que la perquisition soit effectuée d’une manière non abusive limite les risques que l’on abuse de l’autorisation de perquisitionner qui a été accordée. » [nos soulignements]

En d’autres termes, l’autorisation d’effectuer une fouille ou une perquisition doit être raisonnable. Cela signifie qu’elle ne doit pas être plus intrusive que ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif visé par le mandat obtenu. Bref, l’atteinte doit être minimale.

C’est sur cette atteinte minimale que s’est penché le Juge Sproat pour conclure que la demande des services de police n’en était pas une. Les renseignements personnels de près de 40 000 abonnés allaient être divulgués et l’obligation contractuelle de confidentialité entre Rogers, Telus et leurs abonnées allait être brisée. Le mandat de perquisition était abusif  et ne respectait pas le principe de proportionnalité considérant qu’il faudrait procéder à une partie de pêche dans tous ces renseignements afin de coincer le coupable du vol de bijouterie.

Devant cette situation, le Juge Sproat émet les lignes directrices (par. 65) à suivre par les policiers lorsque ces derniers font une demande d’accès aux données par « tower dump » afin qu’une telle situation ne se reproduise plus. Les lignes directrices sont les suivantes:

“a) One – a statement or explanation that demonstrates that the officer seeking the production order is aware of the principles of incrementalism and minimal intrusion and has tailored the requested order with that in mind. […]

  1. b) Two – an explanation as to why all of the named locations or cell towers, and all of the requested dates and time parameters, are relevant to the investigation […]

  2. c) Three – an explanation as to why all of the types of records sought are relevant. […]

  3. d) Four – any other details or parameters which might permit the target of the production order to conduct a narrower search and produce fewer records. […]

  4. e) Five – a request for a report based on specified data instead of a request for the underlying data itself. […]

  5. f) Six – If there is a request for the underlying data there should be a justification for that request. […]

  6. g) Seven – confirmation that the types and amounts of data that are requested can be meaningfully reviewed. […].”

Selon nous, ces guides étaient essentiels à identifier pour assurer une saine administration de la justice tout en respectant les droits fondamentaux de tous les individus. À ce sujet, David Fraser écrit :

« […] It hits just the right balance between the clear public interest in having the police investigate crimes with the appropriate tools while respecting the privacy of those whose information is implicated. »

Nous ne pouvons être plus d’accord avec cette affirmation. En effet, comme Fraser, nous sommes d’avis que ces lignes directrices sont le coeur de cette décision puisqu’elle met de côté l’idée que lorsqu’une enquête est en cours, on devrait avoir accès au plus d’informations possible. De nombreux juristes et associations abordent dans le même sens.

Peu après que la décision fut rendue, la Commission canadienne des droits et libertés civiles (CCLA) a mentionné :

« CCLA has always maintained that information collection should be proportionate to the purpose, and undertaken in a way to minimally impair privacy. This judgement comes down soundly in favour of these important privacy principles. »

Au même effet, la professeure en droit des technologies, Teresa Scassa, affirma

« These are important guidelines that seek to limit the reach of state authorities into the private lives of Canadians to only that information which is genuinely necessary to investigate criminal activity. »

On retrouve dans ces propos un désir de trouver un équilibre entre la vie privée des Canadiens et la nécessité de conduire des enquêtes criminelles.

En définitive, nous sommes d’avis que la vie privée de tous et chacun est une valeur fondamentale dans notre société et qu’il est important de maintenir un équilibre entre le désir d’identifier un suspect ou un coupable et le droit à la vie privée des citoyens. Comme toute autre saisie, l’information obtenue par « tower dump » est également soumise à la Charte. Bien que cette décision fût rendue en Ontario, son importance en droit canadien est telle qu’on ne peut qu’espérer qu’elle soit respectée à la grandeur du pays.

 

Sur le même sujet

Derniers tweets