On ne surprendra personne en affirmant que le web est un outil puissant. Une entreprise aura beau injecter tous les milliers de dollars qu’elle désire pour avoir la décoration la plus flamboyante du quartier, rien ne vaudra une bonne critique sur un site bien en vue. Sauf que le web est un couteau à deux tranchants. En plus d’être peu dispendieux, il rejoint un grand éventail de gens en un temps record. Pour le meilleur et pour le pire. Autant des individus ont vu leurs carrières propulsées parce qu’ils ont su associer le bon filtre au parfait hashtag, autant des restaurateurs ont entamé leur chute libre suite au récit anonyme d’une terrible expérience impliquant un cheveu dans une soupe. C’est donc, en quelque sorte, un pari que font les entreprises lorsqu’elles s’inscrivent sur des sites recueillant l’opinion des consommateurs. Sur ceux-ci, les internautes sont appelés à critiquer une prestation, un service ou un endroit qu’ils ont expérimenté. La critique peut aller d’une simple cote (ranking) au roman de deux pages relatant de façon détaillée l’expérience qui vient d’être vécue. Si, souvent, la critique sera constructive et utile, d’autres fois, elle le sera (beaucoup) moins. Or, malheureusement, cela fait partie du jeu, considérant le grand nombre de commentaires reçus chaque jour.
Bien que ce ne soit pas honnête, il arrive que des gestionnaires d’entreprises réussissent à avoir un certain regard sur les critiques qui sont publiées à leur sujet. Ils parviendront parfois à les sélectionner, faisant étrangement disparaître le commentaire rappelant un cheveu dans la salade pour ne laisser place qu’aux éloges sur la qualité du service. Dans un souci d’objectivité, cette sélection n’est définitivement pas souhaitable. Or, ce qui est encore plus grave, c’est que certaines entreprises poussent la chose à un autre niveau, en incluant, dans leurs termes et conditions, une clause de non-dénigration (non-disparagement clause) ou une clause-bâillon (gag clause) à l’intention des consommateurs. La première interdit à une partie (le consommateur, en l’espèce) de critiquer l’autre (l’entreprise) tandis que la seconde empêche un employé de donner des informations sensibles sur l’entreprise pour laquelle il travaille, sur des façons de fonctionner, notamment. Si ces clauses ne sont pas mal vues dans certains contextes (pensons au secret professionnel, par exemple), elles le sont lorsqu’elles sont mises en place pour brimer les internautes dans l’expression de leur opinion. Cela est totalement contraire aux principes véhiculés dans les sociétés libres et démocratiques que sont celles du Canada et des États-Unis, par exemple. De plus, elles viennent porter atteinte à l’objectif même poursuivi par ces sites, soit celui de donner une idée objective aux consommateurs qui les consultent.
Or, voilà que les choses sont sur le point de changer aux États-Unis. Si l’État de la Californie avait déjà passé une loi interdisant les clauses de non-dénigrement en 2015 (Cal. Civ. Code § 1670.8), le Sénat et la Chambre des Représentants ont travaillé parallèlement à l’élaboration d’un projet de loi visant à les interdire à l’échelle nationale. En effet, alors que le Sénat a voté le Consumer Review Freedom Act, la Chambre a voté le Consumer Review Fairness Act, un projet de loi identique au premier. Le Sénat a finalement voté unanimement pour envoyer le Consumer Review Freedom Act à la Maison-Blanche afin d’obtenir la signature d’Obama, qui a confirmé son intention de concrétiser la chose. Dès lors, la loi deviendra applicable partout aux États-Unis. En enrayant les clauses de non-dénigrement et les clauses-bâillons, on souhaite que les consommateurs ne soient pas effrayés de produire des critiques honnêtes.
Si différents cas comportant ces clauses ont mené à la mise en place de cet acte, c’est l’affaire Palmer v. KlearGear.com qui a mis la problématique en lumière. Cette histoire impliquait un consommateur qui a publié une critique négative au sujet de KlearGear, un détaillant de jouets en ligne, après qu’il eut reçu sa commande qui était prévue pour Noël à la fin février. Il avait publié, sur un site d’opinion, un commentaire critiquant l’entreprise; il se plaignait essentiellement des délais de livraison. Il a été poursuivi pour la somme de 3500$ par KlearGear. Le motif? Le non-respect, par M. Palmer, de la clause-bâillon qui se trouvait dans la section termes et conditions du site web de l’entreprise. M. Palmer a refusé de payer l’amende, mais il a tout de même vu son dossier de crédit être entaché puisqu’une agence de recouvrement a dû intervenir dans l’affaire. Ainsi, dès que le Consumer Review Freedom Act prendra application, les clauses-bâillons et les clauses de dénigrement, dans un contexte de restrictions des critiques négatives, seront interdites partout aux États-Unis. Bien qu’à l’origine, la loi ait été mise en place pour gérer la problématique des critiques sur Internet, elle aura une application plus large qui dépassera le web; elle visera l’ensemble des critiques, peu importe le médium utilisé.
Sur le plan juridique, il est clair que ce projet de loi trouve son origine dans le désir de respecter la liberté d’expression; celle des consommateurs d’exprimer librement leur point de vue sur une expérience vécue, que celui-ci soit positif ou négatif, sans crainte de se retrouver aux prises avec des sanctions judiciaires. Le principe de liberté d’expression est la pierre angulaire de la Constitution des États-Unis; il est protégé explicitement par le Premier Amendement, qui prévoit que « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression (…) ». Même si cette disposition s’adresse spécifiquement au Congrès, il a été interprété qu’elle s’appliquait aussi au Sénat et on peut en déduire que la liberté d’expression est l’un des principes fondamentaux de la société américaine. Évidemment, ce principe n’est pas abslolu; il doit être balancé avec d’autres droits, comme celui au respect de la réputation et l’interdiction de diffamation, comme l’a explicité la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt de principe Chaplinsky v. New Hampshire en 1942. Or, une critique respectueuse ne devrait pas faire l’objet de restrictions.
Qu’en est-il de la situation au Canada?
Si la liberté d’expression est une valeur fondamentale de la société américaine, il en va de même pour la société canadienne. Le principe est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés, en son article 2 b), qui classe la liberté d’expression comme une liberté fondamentale à laquelle a droit chaque individu. Ici encore, ce droit n’est pas absolu; la Cour suprême l’a rappelé récemment dans une décision, Saskatchewan Human Rights Commission v Whatcott. Elle y affirme que bien que la liberté d’expression soit au coeur de notre démocratie, elle ne représente pas un droit absolu et elle peut être sujette à des restrictions, conformément à l’article premier de la Charte qui, comme la Cour l’a mentionné dans Irwin Toy Ltd v Quebec (AG) « garantit et limite à la fois les droits et libertés garantis par la Charte en faisant appel aux principes qui sont fondamentaux dans une société libre et démocratique ».
En ce qui concerne les situations d’opression envers les critiques négatives des consommateurs, il serait faux de croire qu’elles n’existent pas en sol canadien, même si aucun cas de clause-bâillon ou de clause anti-dénigrement n’a encore été médiatisé. Il demeure qu’un restaurant d’Ottawa a fait les manchettes lorsqu’un client insatisfait, après avoir critiqué son expérience culinaire sur un site d’opinion, a été victime de diffamation de la part du propriétaire. Le conflit s’est finalement résolu par voie judiciaire, non pas parce qu’on était en présence d’une clause-bâillon, mais plutôt sur la base de la diffamation dont a été victime le consommateur. Depuis, le restaurant a changé de propriétaire…le nouveau offrant plutôt un bond-rabais aux clients qui écrivent de bons commentaires. Fair-play? On en doute. Ce genre de pratique est discutable et démontre que certaines entreprises sont prêtes à tout pour maintenir une bonne réputation. Cela obligera-t-il le Canada à s’inspirer des voisins américains?