En 2011, Equustek, compagnie spécialisée dans les services d’automatisation industrielle, a déposé une plainte contre Datalink, compagnie auparavant associée mais devenue par la suite concurrente, les accusant d’avoir exploité leurs secrets de fabrication après qu’un ancien employé ait intégré cette dernière. Par ailleurs, Equustek leur reproche d’avoir induit en erreur un grand nombre de consommateurs en ayant occulté la réelle provenance des produits disponibles sur le marché en ligne.
Malgré les ordonnances des cours canadiennes donnant raison à Equustek, celle-ci n’a pu faire cesser son préjudice et réparer son dommage. En effet, Datalink s’est enfui du territoire canadien et n’a pas respecté les diverses injonctions judiciaires les concernant. C’est donc vers Google qu’Equustek a décidé de se retourner ; cette dernière estimait que la compagnie américaine de services Internet promouvait le comportement illicite de Datalink et exerçait donc une certaine part de responsabilité dans le lien de causalité. Elle revendiquait donc la suppression de tout site Internet reliant un consommateur à Datalink, et ceci de manière globale, soit de tous les moteurs de recherche Google existants.
Suite à un premier refus de la part de Google, Equustek s’est retrouvé une nouvelle fois devant les tribunaux canadiens afin de faire valoir ses droits et d’enjoindre la compagnie américaine de retirer les sites Internet. Les juges canadiens ont retenu l’argumentation d’Equustek et ont donc condamné Google à supprimer les sites en question de tous ses moteurs de recherche. Suite à cette injonction, plus de 300 sites Internet apparaissant dans les résultats de la barre de recherche www.google.ca ont été effacés. Toutefois, Google a refusé d’en accepter davantage ; la compagnie affirmait que le jugement était extraterritorial et violait la liberté d’expression protégée par le Premier Amendement de la Constitution américaine en sus de porter atteinte à la neutralité quant au contenu de l’information que celle-ci s’est engagée à respecter. Afin de défendre ses droits, Google a donc porté la sentence judiciaire canadienne devant les tribunaux californiens, au lieu du domicile de la compagnie. Par une décision du 2 novembre dernier, la cour californienne a donné gain de cause à la compagnie américaine.
En effet, le législateur américain protège, par le biais de l’art. 230(c)(1) de la Communications Decency Act aussi appelée protection pour « le bon samaritain », tout fournisseur et utilisateur d’un service informatique interactif publiant des informations fournies par des tiers, en excluant leur responsabilité quant au contenu partagé. Tel qu’exprimé dans la décision Kenneth M. Zeran vs American Online, Incorporated de 1997, cet article crée une immunité fédérale pour toute action qui rendrait le fournisseur de service responsable de l’information émanent d’un tiers utilisateur de ce service. Plus précisément, il vise à empêcher que les tribunaux ne donnent raison à des actions en justice qui assimileraient un fournisseur de services informatiques à un éditeur. Comme le rappelle Paul Ehrlich, cet article avait, assez ironiquement pour le cas présent, été adopté en 1996 dans le but d’affronter les multiples dangers liés au contenu obscène, illégal ou délictuel accessible aux yeux de tous par le biais de l’Internet. En exemptant la responsabilité des services informatiques interactifs lors de la publication et distribution d’informations fournies par des tiers, le législateur américain a donc fait pencher la balance du côté de l’efficience du partage d’informations.
Par ailleurs, on peut relever que, selon la lettre (e) al. (2) de l’art. 230, cette protection de « bon-samaritain » ne trouvera pas application dans le cas où elle limiterait, voire obstruerait, un droit de propriété intellectuelle. Donc, dans l’hypothèse où Equustek avait déposé un droit sur sa marque de commerce et s’était défendue d’avoir été violée dans ses droits de propriété intellectuelle, Google n’aurait théoriquement pas pu se prévaloir de la protection de l’art. 230(c)(1).
Dans cette affaire, Google a évidemment été qualifié de fournisseur de services informatiques, soit d’intermédiaire entre un tiers et la diffusion de l’information, et a donc pu se prévaloir de cette protection fédérale américaine. Certes, divers arguments peuvent aller dans le sens d’une coresponsabilité de la part de Google pour le dommage causé à Equuestek, étant donné que la compagnie a facilité, voire rendu possible, le comportement illégal de Datalink. Mais attention : rappelons qu’Internet n’est muni d’aucune frontière. Cependant, les états peuvent rapidement vouloir imposer leurs principes et lois au-delà de leurs territoires afin de contrôler ce réseau informatique mondial. Et c’est bien ce qu’il s’est passé dans le cas présent, lorsque les tribunaux canadiens ont voulu imposer la suppression totale des sites Internet de Datalink disponibles sur tous les moteurs de recherche Google. Un cas tel que celui d’Equustek peut sembler inoffensif pour la garantie à la liberté d’expression et le droit à l’information. Mais dans l’hypothèse où Google n’avait pas pu se prévaloir de l’art. 230 CDA, cette affaire aurait-elle laissé place à des injonctions beaucoup plus importantes de la part d’états nationaux, restreignant notre liberté d’expression et notre droit à un accès libre à l’information ? Imaginons par exemple qu’un état puisse imposer à Google de supprimer toute opinion contraire à son gouvernement sous motif que celle-ci irait à l’encontre d’une loi nationale de cet état.
Qu’en est-il de la situation actuelle au Canada ? Rien de similaire à l’art. 230 CDA n’est prévu dans la législation canadienne, mais la jurisprudence a pu clarifier quelques situations. Pour ce qui est de la diffusion d’un contenu diffamatoire par le biais d’un lien HyperText, la décision Crooked v. Newton de 2011 a pu mettre en lumière quelques principes. En effet, la majorité des juges de la Cour Suprême a appuyé son argumentation en retenant le rôle que joue Internet dans la promotion de la liberté d’expression et l’importance que représentent les liens HyperText pour la diffusion de l’information. Cette même majorité a toutefois retenu que les liens HyperText pouvaient être qualifiés de « publication », et donc être considérés comme diffamatoires en tant que tel, si le contenu illicite était fidèlement répété et donc ne pouvait être qualifié de simple référence. Quant aux droits d’auteur protégés par la législation canadienne, les juges de la Cour Suprême ont, à l’unanimité, dans la décision Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada v. Canadian Assn. of Internet Providers de 2004, considéré que les fournisseurs de services Internet ne peuvent être retenus responsables de violations commises par leurs abonnés.
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