Dans le domaine de la régulation des plateformes numériques, la priorité semble être donnée à la protection du consommateur, quitte à « oublier » que l’économie d’une plateforme numérique est basée sur une relation tripartite. En effet, exit la relation contractuelle directe entre un vendeur et un acheteur, il faut dorénavant composer avec un opérateur de plateforme en ligne gérant un service de « Marketplace », qui met en relation le vendeur et l’acheteur. Si la protection du consommateur est prise au sérieux dans ce tripartisme contractuel, tel n’est pas toujours le cas de celle du vendeur via la plateforme numérique qui reste à la merci de l’opérateur qui la gère. Dans une décision du 2 septembre 2019 le tribunal de commerce de Paris a condamné le déséquilibre significatif en la faveur d’Amazon dans sa relation contractuelle avec les vendeurs utilisant la plateforme. Cette protection de la partie faible est à rapprocher dans les objectifs poursuivis du nouveau règlement européen « sur l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne » même si le degré de protection est différent.
La protection de la partie faible d’un contrat d’adhésion entre le vendeur et la plateforme par le juge français
Les faits sont simple : Une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui est l’équivalent du bureau de la concurrence au Canada, avait mis en lumière l’abus de position dominante des opérateurs de plateformes de commerce électronique dans la relation contractuelle avec les vendeurs utilisant ces services. Le ministre de l’économie français B. Le Maire avait alors assigné trois sociétés du groupe Amazon et demandait le prononcé d’une amende de 9.5 millions d’euros sur le fondement de l’article L.442-6 du code de commerce (version qui était en vigueur jusqu’au 26 avril 2019), qui permet notamment de protéger une partie faible dans la relation commerciale.
Après avoir déterminé que deux des trois sociétés, à savoir la société Amazon France Services et la société Amazon Services Europe, étaient des partenaires commerciaux des vendeurs, critère qui est exigé au titre de l’article invoqué, et après s’être déclaré compétent au titre de l’applicabilité de la loi française, le juge français raisonne en deux temps.
En premier lieu, il s’attache à montrer qu’il existe bien une soumission du vendeur envers l’opérateur de plateforme qui est requise à l’article L.442-6 du code de commerce.
Le seul critère de l’absence de négociation des contrats, qui suffit normalement à démontrer la soumission dans la jurisprudence antérieure, n’est pas selon le juge un critère déterminant en l’espèce. En effet, il admet :
« Qu’il n’est pas contestable qu’il ne peut en être autrement pour une place de marché en raison de sa nécessaire automatisation, de la nécessité d’offrir aux consommateurs des modalités, conditions et prestations identiques pour tous les produits, présentés sur un même écran, quel que soit le vendeur tiers ».
Cependant, le juge combine cette absence de négociation à des éléments plus factuels. Ainsi, il considère que la puissance d’Amazon est sans commune mesure et que la disproportion de force avec les vendeurs de la place de marché est colossale puisqu’il s’agit du plus grand vendeur en ligne B to C si l’on se base sur son chiffre d’affaires, le nombre de visiteurs, le nombre de produits référencés ou encore l’accès donné à de nombreux vendeurs comparé aux places de marché concurrentes.
De cette puissance, le juge en déduit l’élément incontournable de l’utilisation de la plateforme pour les vendeurs tiers. En effet, il considère que :
« L’efficacité de la vente en ligne est directement liée au nombre de visiteurs, clients potentiels, qui est étroitement corrélé avec la notoriété et la place de référencement dans les moteurs de recherche ; […] que d’ailleurs un quart des vendeurs tiers ne dispose pas d’un site internet de vente en ligne et que 40% n’ont pas non plus de magasin. »
De plus, même si le vendeur prend conscience du caractère contraignant voire abusif du contrat, le tribunal explique que le changement de plateforme est très complexe et coûteux puisqu’il implique de procéder à des changements profonds, allant de la politique commerciale jusqu’à la logistique, ainsi qu’au renoncement du chiffre d’affaires généré par les ventes sur la plateforme.
En second lieu, il s’attache à démontrer le caractère de déséquilibre significatif qu’entraînent certaines clauses du contrat.
Ainsi, selon le juge, le déséquilibre significatif résulte notamment :
« De l’absence de réciprocité, de la disproportion entre les obligations des parties, du caractère potestatif d’une clause […] de l’absence d’intérêt de la clause pour le vendeur tiers et d’obligations injustifiées à la charge de ces derniers »
Sur ce fondement, ce ne sont pas moins de sept clauses ou ensembles de clauses, sur les onze contestées dont il déclare qu’elles entraînent un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Ce déséquilibre est notamment, caractérisé par la généralité, par l’imprécision des clauses, mais également par le fait qu’Amazon peut agir de manière discrétionnaire, arbitraire, non proportionnelle, sans préavis ni notification individuelle à des fins de changement des conditions générales ou de résiliation, de suspension, de restriction et de limitation du service. De plus, certaines clauses prévoient l’imposition de charges anormales et injustifiées sur la tête du vendeur, ainsi que des conditions de vente sur d’autres plateformes. Enfin, Amazon s’exonère de la responsabilité sur la livraison de produits de vendeurs à l’étranger par Amazon et de facto de la responsabilité en tant que dépositaire ou manutentionnaire ayant pour conséquence l’irresponsabilité en cas de faute sur la perte ou l’endommagement du produit. Par conséquent, le tribunal de commerce de Paris après avoir également refusé le rééquilibrage du contrat, condamne la société à la modification ou à la suppression des clauses litigieuses assortie d’une astreinte, et à une amende civile de 4 millions d’euros.
Par cette décision, on assiste dans les prétoires à une reconnaissance grandissante de protéger la partie faible dans un contrat d’adhésion impliquant un vendeur indépendant et une plateforme exerçant une activité de place de marché sur la base du droit commercial français. Cette protection a par ailleurs été érigée comme un objectif du nouveau règlement européen.
Un objectif commun, mais un degré de protection différent.
Le règlement européen « sur l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne » a plusieurs objets parmi lesquels on retrouve la nécessité de protéger les tiers supposés faibles, qui dans le cadre d’une activité commerciale ou professionnelle, offrent par le biais d’une plateforme, des biens et des services en ligne. En effet, l’enjeu est notamment de pallier cette absence d’équilibre contractuel qui est d’ailleurs démontrée par le juge français dans la décision rendue.
Ce qui est intéressant, c’est qu’à la lecture du texte, incluant les considérants, on retrouve tous les enjeux concernant la puissance de ce type de plateforme et leur caractère incontournable justifiant la nécessité de les réguler, qui sont autant d’arguments factuels soulevés par le juge national dans la décision pour justifier la soumission des vendeurs envers l’entreprise Amazon. De la même façon, le législateur européen au considérant 14 et le juge parisien semblent partager la vision selon laquelle l’absence de négociation n’est pas dans ce cas un élément déterminant la soumission :
« Le fait qu’une négociation a eu lieu ou le fait que certaines dispositions aient pu faire l’objet d’une telle négociation et être déterminées ensemble par le fournisseur concerné et l’entreprise utilisatrice ne devraient pas, en soi, être décisifs. »
Concernant, le déséquilibre significatif, c’est plus discutable. On trouve dans le règlement des dispositions venant encadrer les clauses qui sont jugées déséquilibrées par le juge français dans la décision du 2 septembre 2019, mais pas toutes, et surtout pas de manière exhaustive. Ainsi, il existe des similitudes en matière de solution retenue sur la clause relative à l’amendement des conditions générales puisque le législateur européen impose comme dans le raisonnement du juge national, la nécessité pour la plateforme de notifier aux vendeurs, tout changement des conditions générales, ainsi qu’un préavis. Mais le législateur européen semble pour autant accepter l’utilisation du service comme acceptation tacite sans nécessairement la subordonner à la notification ni au préavis comme l’exige le tribunal de commerce parisien.
De la même façon, le règlement vient encadrer la restriction, la suspension et la résiliation du service en imposant un préavis d’au moins trente jours en cas de résiliation et de manière générale en prévoyant que la plateforme doit notifier l’entreprise utilisatrice l’exposé des motifs. Ici, on note tout de même un certain laxisme par rapport au juge parisien qui se montre beaucoup plus protecteur dans l’interprétation du droit commercial français par rapport au législateur européen, lequel se contente de renvoyer à un processus interne de traitement des plaintes, sans chercher à encadrer rigoureusement ces décisions unilatérales de la part de l’opérateur de plateforme.
À aucun moment, le règlement européen ne s’attarde sur le caractère discrétionnaire ou arbitraire des décisions de la plateforme affectant les relations entre les parties. Cela a tendance à vider le texte de son utilité même si l’on sait que concernant des problématiques purement contractuelles ou de responsabilité, la compétence est laissée aux États membres. De facto, la protection contre les pratiques commerciales déloyales ayant une incidence sur les entreprises utilisatrices de services de plateformes, que le règlement poursuit, semble assez faible.
Par conséquent, s’il existe une volonté du législateur européen de protéger les entreprises utilisatrices, elle revêt une portée très générale s’inscrivant dans un choix de laisser aux États membres le soin de réguler ces relations commerciales au cas par cas comme il est d’ailleurs souligné dans le considérant n°8. Tout de même, il y a lieu de considérer à la lecture parallèle de la décision de la juridiction française et du texte européen que :
Premièrement, le texte semble trop général pour pouvoir déboucher à terme sur une unification de la jurisprudence des juridictions des États membres sans décision rapide du juge européen en la matière. Cela pourrait avoir comme conséquence de freiner le développement du marché unique numérique que l’Union européenne a la volonté de mettre en place, à cause de disparités trop grandes entre les jurisprudences de chaque État, d’autant plus que les dispositions du règlement ne sont pas forcément en adéquation avec les dispositions nationales et les interprétations prétoriennes qui en sont faites.
Deuxièmement, ce texte prévoyant également des mesures d’autorégulation avec notamment un traitement interne des plaintes par les opérateurs de plateformes directement, peut être contre-productif et donne encore plus de pouvoirs auxdits opérateurs. En effet, il faut être vigilant sur l’efficacité de mesures d’autorégulation, car il n’existe toujours pas de réelle sécurité juridique de l’autorégulation en matière de commerce électronique, du fait du modèle normatif basé sur l’État qui ne prend pas forcément en compte l’ensemble de règles informelles qui gravitent autour de ce modèle.
Il est donc de bon ton que le juge national puisse encore apporter cette sécurité juridique comme dans la décision rendue par le tribunal de commerce parisien, puisque quand bien même les objectifs de protection de la partie faible dans ces relations contractuelles sont communs, la solution apportée par le juge sur la base du droit national est à l’heure actuelle plus complète que celle issue du règlement.
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