En date du 25 septembre 2023, un juge du district du Delaware (Etats-Unis), Stephano Bibas, a décidé de rejeter les motions de jugement sommaire et de renvoyer le litige au jury. L’affaire qui oppose la société Thomson Reuters à la Start-up Ross Intelligence, concerne une prétendue atteinte aux droits d’auteur.
Les faits saillants
Selon les termes du litige, Thomson Reuters accuse Ross Intelligence d’avoir violé les droits d’auteur qu’elle détient sur sa compilation, hébergée sur sa plateforme Westlaw et de s’en servir pour entrainer son propre outil basé sur l’IA générative, afin de satisfaire des fins commerciales.
Thomson Reuters explique que sa plateforme met à la disposition des avocats un accès facile aux décisions judiciaires via un système qu’elle prétend être original. Ce système consiste à organiser cet accès à travers des résumés liés à une numérotation-clé, qui, en cliquant dessus, renvoi directement à la décision concernée. Ross Intelligence aurait, selon les allégations de la partie demanderesse, utilisé les résumés indirectement par le biais d’une entreprise tierce Legal-Ease Solutions et ait profité ainsi de son système de numérotation pour se procurer les données nécessaires à l’entrainement de son produit concurrent. Afin d’appuyer ses allégations, Thomson Reuters rappelle le fait que celle-ci l’avait auparavant approché pour solliciter une licence lui permettant un accès direct: une demande qui lui a été refusée.
Le cadre règlementaire: U.S Copyright Law
Aux États-Unis, les dispositions régissant l’étendue des droits d’auteur sont prévues par (U.S. Copyright Law) au titre 17 du United States Code. En ce sens, la section 103 qui complète la section 102, étend la protection aux compilations et œuvres dérivés, ce dont justement porte la décision en question.
Section 103 : “a: the subject matter of copyright as specified by section 102 includes compilation and derivative works…’’
La Section 106 de la loi énumère les droits exclusifs dont dispose le titulaire du droit d’auteur, notamment le droit de reproduire, de distribuer, de réaliser des œuvres dérivées, d’afficher publiquement, et d’exécuter publiquement l’œuvre. Quant à la définition de l’atteinte aux droits d’auteur, elle est abordée au niveau du chapitre 5, section 501.
La section 501 dispose à propos de « Infringement of copyright » que :
- Anyone who violates any of the exclusive rights of the copyright owner as provided by sections 106 through 122 or of the author as provided in section 106A(a), or who imports copies or phonorecords into the United States in violation of section 602, is an infringer of the copyright or right of the author, as the case may be…
- The legal or beneficial owner of an exclusive right under a copyright is entitled, subject to the requirements of section 411, to institute an action for any infringement of that particular right committed while he or she is the owner of it…”
A noter que dans les systèmes de droit Fédéral -y compris au Canada-, un jugement sommaire est une procédure mise à la disposition des parties en vue de trancher rapidement un litige. Il n’est rendu que si le tribunal est convaincu que la seule question litigieuse porte sur une question de droit. La clarté des faits est une condition sine qua non.
Dans ladite affaire, le juge Bibas a refusé l’octroi du jugement sommaire (à l’exception de quelques points de droit) au motif que le critère de de clarté n’est pas satisfait du moment que les faits sont contestés par les parties à plusieurs égards:
“… Ross disputes almost all of Thomson Reuters’s story. But it is not my role at summary judgment to sort through the evidence and tidy these factual messes. It is the jury’s role at trial. So, with the small exceptions noted throughout this opinion, I deny both Ross’s and Thomson Reuters’s motions for summary judgment.”
Cette décision constitue une des premières en son genre, opposant les soucis de protection des droits d’auteur à ceux du développement des outils d’intelligence artificielle.
Le raisonnement interprétatif mené par le juge Bibas
La décision est d’un apport considérable quant à l’interprétation des éléments constitutifs du droit d’auteur en Common Law. En effet, le juge Bibas tout au long de son raisonnement, n’a cessé d’analyser minutieusement les critères d’enfreinte tout en sensibilisant sur l’importance d’adapter l’interprétation des textes de loi à la nature de la matière technologique et le contexte auquel se rapportent les faits. Cette approche a complètement changé les paramètres de preuve et la force allouée aux composantes devant caractériser l’enfreinte prétendue.
- Les éléments de l’atteinte
Trois éléments doivent se réunir pour conclure à la présence d’une violation « …ownership of a valid copyright, actual copying, and substantial similarity…»
- La détention d’un titre de propriété valide :
La plateforme Westlaw est enregistrée comme compilation. Face aux arguments de la défenderesse, le juge rappelle que « …a copyright in a compilation extends to the copy-rightable pieces of that compilation… »avant de préciser que la compilation à savoir le système de numérotation clé et les résumés doivent répondre à un certain seuil d’originalité pour être protégeable : «to qualify for copyright protection, “the manner of rearranging” and organizing the unprotectable underlying works “must constitute more than a minimal contribution.” This “threshold for originality is low,”.
- La reproduction effective
Thomson Reuters doit démontrer que Ross (ou Legal-Ease) a « effectivement copié » son œuvre protégée par le droit d’auteur. « Actual copying focuses on whether the defendant did, in fact, use the copyrighted work in creating his own« . Si Ross a « truly created [its] work independently, then no infringement has occurred, irrespective of similarity ». Il existe deux façons de démontrer la copie réelle : Thomson Reuters peut présenter des preuves directes ou présenter des preuves circonstancielles de nature à confirmer que Ross ou Legal-Ease avait accès à l’œuvre protégée par le droit d’auteur et que leurs œuvres reflètent des similarités probantes jusqu’à constituer une copie.
- La similarité substantielle
Le dernier élément de violation directe est la similarité substantielle. Ce critère constitue une sorte de test devant être appliquée au consommateure. Il s’agit de demander si «the ordinary observer, unless he set out to detect the disparities [in the two works], would be disposed to overlook them, and regard their aesthetic appeal as the same » : je demande si une personne ordinaire considérerait les deux œuvres comme fondamentalement identiques.
Le juge ne manque pas de souligner la délicatesse de l’appréhension qu’il doit mener en insistant sur le devoir de prendre en considération les nuances qui affectent celle-ci. A ce sujet, il précise que dans le contexte de l’affaire « I must determine whether Ross’s work is substantially similar to Thomson Reuters’s protected expression, not just the opinions » et de ne pas oublier que le consommateur visé ici réfère majoritairement à l’avocat qui constitue un consommateur avertit au sens des principes de droit commun.
Ceci étant, le juge revient sur l’incompatibilité des jugements sommaires aux litiges portant sur les droits d’auteur en raison du fait que la similarité substantielle est plus question de fait que de droit :
« Substantial similarity is usually an extremely close question of fact, which is why … summary judgment has traditionally been disfavored in copyright litigation.«
2. L’exception légale (argument de défense): l’usage équitable
Ross Intelligence s’est opposé à l’enfreinte du droit d’auteur en se prévalant du fait que l’ampleur de son recours et les objectifs qui sous-tendent son produit caractérisent un usage équitable et ne constituent point une violation.
L’usage équitable est une question mixte (de droit et de fait). Quatre éléments sont requis pour conclure à la présence d’un usage équitable :
«…Fair use balances four factors: (1) the purpose and character of the use, (2) the nature of the copyrighted work, (3) the amount and substantiality of the portion used in relation to the copy-righted work as a whole, and (4) the effect of the use upon the potential market for the copyrighted work. 17 U.S.C. §107. »
Néanmoins, le premier et le quatrième élément constituent des éléments déterminants.
- Le but et la nature de l’utilisation
Deux éléments interagissent pour connaitre la nature et l’objectif de cet usage. Il s’agit d’apprécier la commercialité et la transformabilité du contenu objet du litige. Selon les termes du juge Bibas, l’utilisation commerciale joue contre la reconnaissance de l’usage équitable, tandis que l’utilisation transformatrice joue en sa faveur.Plus l’œuvre nouvelle est transformative, moins la commercialité aura de signification.
- L’effet de l’utilisation sur le marché de l’œuvre
Le quatrième facteur demande si l’utilisation a eu un « effet notable » sur la valeur de l’original ou sur son marché potentiel.
CONCLUSION
Bien que le juge ait renvoyé cette affaire au jury lors d’un procès indépendant, il n’en demeure pas moins que l’apport de cette décision est indiscutable quant à la façon d’interpréter pour tout juge appelé à trancher un litige opposant l’intelligence artificielle aux droits d’auteur. Ceci est particulièrement intéressant selon nous dans un contexte ou plusieurs recours collectifs sont en cours aux États-Unis notamment contre OpenAI au sujet de la violation du chat GPT de la protection octroyée a plusieurs œuvres. Dans ce cadre, on peut se demander si l’offre faite par OpenAI, comme l’ont fait ses concurrentes Microsoft et Google, de se charger de la défense et acquitter des dommages imposés à ses consommateurs potentiels dans ce genre de poursuite, ne constitue pas en lui-même une prise de position claire selon laquelle les GAFAM ne sont pas prêtes à revenir sur ces atteintes !
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