Dans une décision publiée le 3 octobre dernier, la Cour du Québec, Division des petites créances, a octroyé la somme de 2,250 $ à une femme dont la photo s’est retrouvée dans l’onglet « Street View » du service de cartographie Google Maps.
Faits
Le 8 mai 2009, la demanderesse, qui se décrit comme une personne très réservée, était assise dans les marches de l’escalier à l’avant de sa maison. Celle-ci regardait ses courriels à partir d’un téléphone intelligent lorsqu’un véhicule muni d’une caméra panoramique qui était appartenu par Google (mieux connu comme le «Google car»), est passé devant sa maison (par. 7). Celle-ci a indiqué ne pas y avoir porté d’attention particulière (par. 8).
Environ 5 mois plus tard, la demanderesse s’est rendue sur le service Google Maps et a cliqué sur l’onglet « Street View » afin d’y voir sa maison (par. 9). Elle y constate alors qu’elle apparait sur la photo et que, bien que son visage soit flouté, l’adresse postale et la plaque d’immatriculation de son véhicule, elles, ne le sont pas (par. 11-12). La demanderesse plaide qu’elle est facilement reconnaissable sur la photo, particulièrement pour son entourage (par. 11). Au moment des faits en question, la demanderesse portait un chandail de type débardeur et indique que sa poitrine était exposée sur la photo, ce qui lui a valu de nombreux commentaires désobligeants par ses collègues de travail (par. 13).
De son côté, la partie défenderesse indique que Google Street View est un service en ligne entièrement gratuit (par. 29). Afin de respecter la vie privée des gens, la défenderesse affirme que la prise de photos est préalablement communiquée aux résidents des quartiers ou secteurs visés. De plus, les visages et les plaques d’immatriculation sont floutés automatiquement par un programme conçu à cet effet (par. 30-31).
Décision
En se basant sur l’arrêt Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., le juge indique d’entrée de jeu que « l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ne peut être captée et encore moins diffusée sans son consentement » (par. 40). Il poursuit en indiquant que «l’image d’une personne photographiée alors qu’elle se trouve dans un lieu public ne peut être diffusée sans son consentement, exprès ou tacite, si elle est reconnaissable, sauf si le droit du public à l’information justifie que l’image soit reproduite ou diffusée ou, dans certains cas, si la personne représente uniquement un élément secondaire d’un lieu ou événement public photographié légitimement» (je souligne).
Le juge a conclu que l’image a été photographiée dans un lieu public sans le consentement de la demanderesse, qui était reconnaissable par son entourage, et que la photo n’avait pas de valeur au niveau du droit à l’information (par. 46-66). Le juge rappelle alors qu’en droit canadien et québécois, « le fait que la publication ou la diffusion d’une image soit socialement utile n’est pas suffisant pour justifier ou excuser une violation du droit à la vie privée ou à l’image (par. 62).
Il incombe donc à la demanderesse de démontrer un lien de causalité entre les dommages et le préjudice allégué (par. 71).
Le juge relève alors de nombreuses lacunes au niveau de la preuve présentée. Il indique que la preuve «ne fournit aucune information sur l’ampleur ou le nombre de visites virtuelles de la photo de sa maison qui ont été effectuées à partir du site Internet de la défenderesse» (par. 76). De plus, aucune preuve médicale n’a été présentée pour démontrer l’état psychologique de la demanderesse. Le juge s’est donc basé uniquement sur le témoignage de la demanderesse qui a affirmé avoir été victime de commentaires désobligeants de ses collègues de travail (par. 82).
De ces faits, le juge conclut que le captage et la diffusion de l’image de la dame sans son consentement ont constitué une atteinte à sa vie privée et à son image, soit une faute en vertu de l’art. 1457 du Code civil du Québec. Une somme de 2 250 $ lui a donc été accordée à titre de dommages moraux.
Analyse
Le Canada, contrairement à ses voisins du sud, a adopté une vision restreinte de « l’intérêt public » dans le cadre du droit à l’information. Cette question a d’ailleurs été abordée dans l’arrêt Aubry :
Aux États-Unis la liberté d’expression et d’information du public prévaut sur le droit à la vie privée sauf lorsque l’information ne sert qu’aux fins commerciales. Tout comme l’intervenante, nous croyons que cette notion du «socialement utile» réfère simplement au fait que l’information en question a une valeur économique, politique, artistique, culturelle, sportive ou autre. La photographie d’une seule personne peut être «socialement utile» parce qu’elle sert à illustrer un thème. Cela ne rend cependant pas acceptable sa publication si elle porte atteinte au droit à la vie privée. Au plan de l’analyse juridique, nous ne voyons pas l’utilité de retenir la notion du «socialement utile. (par. 61) (Je souligne)
Cette décision datant de 1998 fait encore office de jurisprudence, ce qui attire les foudres de plusieurs juristes qui se spécialisent dans le domaine tel que le professeur de droit à l’Université de Montréal, Pierre Trudel, qui estime « qu’il est temps de procurer aux tribunaux d’appel et à la Cour suprême une occasion de revoir le malheureux précédent de 1998 et rétablir l’équilibre rompu entre le droit des personnes à leur vie privée et le droit d’informer le public de ce qui se déroule dans l’espace public.» Trudel définit d’ailleurs ce droit à l’image comme un «droit de veto» qui est reconnu à la personne photographiée (p. 1). Il milite d’ailleurs pour « […] un cadre juridique qui aurait à coeur de préserver l’équilibre entre les différents droits encadrant la circulation de l’information définirait la vie privée comme un droit dont le domaine s’harmonise aux exigences de la participation à la vie en société et laisse un espace significatif à cette fin (p. 7)».
Des données datant de 2013 indiquent que depuis sa création en 2005, Google a produit des cartes pour plus de 28 millions de miles de routes, et ce, dans 194 pays. Environ un milliard de personnes utilisent Googles Maps chaque mois, et produisent en moyenne un milliard de recherches chaque jour.
L’un des dirigeants de Google, Dan Sieberg, a d’ailleurs expliqué l’importance d’un tel service dans une entrevue qu’il a livré au Telegraph : «I think that mapping is one of those things that we perhaps couldn’t live without», maintient Sieberg. «It’s become such an essential part of understanding a new city, or getting to a meeting quickly, or planning a vacation.»
Pourtant, le juge a tout de même conclu que« L’utilité (ou la valeur) informationnelle des services rendus par Google n’est pas à ce point déterminante ou dominante ici qu’elle justifie un empiètement sur les droits de la personnalité en litige ou une violation de l’un d’entre eux. De même, la gratuité du moteur de recherche ou des services offerts par Google ne constitue ni une excuse recevable ni un élément pertinent en droit canadien et québécois (par. 64)».
Si un service contenant un nombre ahurissant d’informations gratuites pour le public n’a pas «l’utilité informationnelle» voulue pour publier une photo d’une personne dont le visage a été flouté, il est à se demander quel type d’informations peuvent entrer dans le moule. En effet, en suivant cette logique, pratiquement toute nouvelle diffusée par un média devra l’être sans images, puisque celles-ci ne sont pas « indispensables » à la compréhension de la nouvelle.
Il serait intéressant de voir la Cour suprême revisiter les conclusions de la décision Aubry, et, espérons-le, trouver un équilibre un peu plus juste entre le droit à l’image et le droit à l’information.
En conclusion, la demanderesse, en l’espèce, a bien reçu la somme de 2,250 $ pour la diffusion de son image. Toutefois, l’image en question a été reprise maintes fois dans les médias traditionnels ainsi que dans les réseaux sociaux. La photo qui à l’époque avait été vue par quelques personnes dans son entourage a maintenant été vue par des milliers de gens. Est-ce que le jeu en valait la chandelle?