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Union Européenne – La « transclusion » ne contrevient pas aux droits de l’auteur dont l’œuvre est librement disponible sur un site internet

12 novembre 2014
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Le 21 octobre 2014, la Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après « CJUE ») a rendu une ordonnance pour préciser le cadre juridique des droits d’auteurs sur internet. Il en ressort qu’une œuvre protégée, mais librement disponible sur un site internet peut légalement être insérée sur un autre site internet par la technique de la « transclusion » (en anglais : « framing »).

En l’espèce l’ordonnance intervient en réponse à une question préjudicielle posée par la Cour Fédérale de Justice Allemande (le Bundesgerichtshof). L’affaire en question opposait la société BestWater International et deux agents commerciaux indépendants travaillant pour une entreprise concurrente. La première, commercialisant des filtres à eau, a fait produire un film publicitaire qui s’est retrouvé publié, malgré elle, sur la plateforme de vidéo « YouTube ». Les seconds ont usé de la méthode de « transclusion » pour mettre en ligne sur leurs sites internet ladite vidéo.  La transclusion consiste, par le biais d’un lien internet, à donner accès sur un site à un contenu provenant d’une autre page web. En l’espèce la vidéo provenant de « YouTube » apparaissait comme « incrustée » sur les sites internet des agents commerciaux.

La société a intenté une action contre les deux agents en vue d’obtenir réparation de la violation de ses droits d’auteurs sur la vidéo. Un accord a permis à l’entreprise de voir sa vidéo retirée des sites internet des deux agents. La première instance lui fut favorable, mais la Cour d’Appel a ensuite mis fin à ses prétentions en ne consacrant que la répartition égale des frais de justice. BestWater International saisit alors le Bundesgerichtshof en vue de réviser la décision de la Cour d’Appel. Néanmoins la Cour Suprême de Justice allemande rencontre des problèmes quant à l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 sur les droits d’auteurs et droits voisins, disposant que :

 «Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement

L’interprétation des termes de cet article par la CJUE a mené à l’acceptation de la technique de transclusion pour ce qui concerne les œuvres en libre accès sur un site internet (I), néanmoins une telle décision semble critiquable au vu du caractère « commercial » de l’opération (II). D’ailleurs une telle souplesse dans l’interprétation de la directive européenne incite les gouvernements nationaux à craindre qu’une telle décision puisse servir d’appuis à la légitimation des sites sur lesquels des œuvres sont accessibles en « streaming » (III).

I – La « transclusion » d’une vidéo librement disponible sur « YouTube » ne constitue pas une atteinte aux droits d’auteurs.

 L’article 3 de la directive pose les conditions encadrant les droits d’auteurs. Cet article a déjà fait l’objet d’une interprétation par la CJUE en 2010 dans l’arrêt dit ITV Broadcasting, et il y a peu, en février 2014 dans l’arrêt Svensson. La Cour y a précisé que fournir des liens « cliquables » vers des œuvres dont les droits sont protégés constituait une « communication au public » au sens de la directive. Mais pour constituer une contravention aux droits d’auteurs, il faut que deux conditions non-cumulatives soient réunies (point 14) :

  • La communication doit s’adresser à « un public nouveau » (différent de celui de la communication initiale, précise la Cour).
  • La communication doit être établie par un « mode technique spécifique », différent de celui utilisé à l’origine.

L’enjeu en l’espèce est de savoir si la technique de la transclusion, qui laisse l’apparence qu’un contenu est diffusé directement sur un site internet, rentre dans le cadre légal de la directive.

-La transclusion ne constitue pas un mode technique différent.

La Cour a jugé que cette technique ne diffère pas de la diffusion principale de la vidéo sur la plateforme de vidéo « YouTube». Pour ce faire les juges raisonnent par analogie à l’affaire Svensson dans laquelle elle conclut à la même solution à propos de liens hypertextes. Elle précisait d’ailleurs que l’impression qui pouvait être donnée que l’œuvre protégée était directement diffusée depuis le site où se trouvait le lien, n’altérait pas sa décision (point 17).

Dans cette ordonnance, la Cour de Justice semble conclure un peu hâtivement à la similitude entre les techniques du « lien hypertexte » et de la « transclusion ». Il est évident qu’elles évitent toutes deux la copie de l’œuvre protégée, laquelle serrait préjudiciable, mais n’aboutissent pas totalement au même résultat visuel. Comme le précise pourtant la Cour, la technique en cause au principal aboutit tout de même à «  diviser une page d’un site Internet en plusieurs cadres et à afficher dans l’un d’eux (…) un élément provenant d’un autre site afin de dissimuler aux utilisateurs de ce site l’environnement d’origine auquel appartient cet élément » (Point 17), rien de comparable à la technique de diffusion par la copie d’un simple lien hypertexte.

 -La transclusion ne permet pas que l’œuvre soit communiquée à un public nouveau. 

 La Cour a tranché en ce sens étant donné que la technique utilisée a permis la diffusion d’une vidéo « librement disponible sur le site vers lequel pointe le lien Internet » (point 18). Ainsi, un raisonnement tautologique a permis aux juges de conclure que si les ayants-droits ont autorisé la diffusion sur « YouTube », à laquelle tout internaute à accès, rien ne permet de déduire leur volonté d’en empêcher la diffusion sur un autre site par le même vecteur. L’accessibilité sur « YouTube » serait donc si large que la « transclusion » ne pourrait pas viser un public différent.

Aucune des deux conditions n’étant réunie, la Cour en déduit logiquement qu’il ne peut y avoir atteinte aux droits des auteurs car il ne s’agit pas d’une « communication au public » au sens de l’article 3 de la directive. Cela dit deux inquiétudes peuvent être soulevées en réponse à une telle décision :

II – L’impertinence du caractère commercial dans les faits d’espèce :

Le raisonnement suivi par les juges est logique au vu de la question préjudicielle qui leur était posée. En effet ils ont strictement interprété l’article 3, paragraphe 1 de la directive de 2001. Néanmoins lors de l’application dudit article aux faits en l’espèce nous pourrions regretter que les juges n’aient pas suffisamment pris en compte le caractère publicitaire et donc « commercial par destination » de l’œuvre en question.

Sur ce point l’ordonnance précisait pourtant qu’il s’agissait d’une œuvre servant des « besoins publicitaires » (point 2) et que les deux agents commerciaux servaient une entreprise concurrente à BestWater International. Dans un tel cas, la notion de « public » issue de la « communication au public » vue précédemment, ne devrait-elle pas être interprétée en comparaison à celle de « clientèle » ? En ce sens, nous pourrions reposer la question en ces termes : est-ce que l’oeuvre s’adresse à la même clientèle ? En effet nous sommes loin de la simple question culturelle de l’accessibilité des œuvres. Ici la vidéo était à caractère publicitaire, elle avait donc une fonction lucrative pour la société BestWater qui disposait de tous les droits sur celle-ci. Ainsi même en autorisant la diffusion par un média aussi large que la plateforme vidéo « YouTube », devait-on pour autant conclure que la société consentait à l’utilisation de sa vidéo par une entreprise concurrente à des fins également commerciales?

Un tel problème est probablement dû à une influence civiliste des juges de la CJUE qui font l’exégèse du texte qu’ils ont à interpréter. En effet le résultat est sensiblement différent de celui auquel aurait conduit le raisonnement de juges qui se seraient fondés sur la common law. Ces derniers auraient, avec les  copyright, une interprétation plus casuistique. Ils appliquent les principes de « fair use » ou « fair dealing » (« usage loyal » ou « raisonnable » en français) qui leur permet de juger au cas par cas de la loyauté de l’utilisation d’une œuvre protégée. Ainsi nous pourrions être enclins à penser qu’une telle interprétation aurait conduit à une réponse plus nuancée des juges. En effet la Cour avait pourtant mis le doigt sur ce qui pourrait nous mener à qualifier une pratique commerciale « douteuse » sur le plan concurrentiel, en observant que la technique de transclusion permettait en l’espèce aux webmasters de « dissimuler aux utilisateurs de ce site l’environnement d’origine auquel appartient cet élément » (point 17).

Les juges de la CJUE n’ont donc pas ouvert une telle brèche, ce qui serait également impossible pour les Etats. En effet l’interprétation donnée par la Cour dans l’affaire Svensson « s’oppose à ce qu’un État membre puisse protéger plus amplement les titulaires d’un droit d’auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend davantage d’opérations que celles visées à cette disposition », (article 3, p1 de la directive). Ainsi, le droit du Marché Intérieur conduit encore une fois à l’harmonisation des normes en vigueur au sein de l’Union Européenne. En matière de droit d’auteurs sur internet, il est peut être regrettable que l’harmonisation se fasse ainsi « par le bas », c’est à dire par une protection faible desdits droits. A contrario nous pourrions voir une telle solution comme en accord avec la nature « libertaire » d’un internet perçu comme une zone de partage.

III – La crainte d’un précédant légitimant les sites de vidéo streaming.

 La France, à travers la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) a partagé ses inquiétudes à propos des applications auxquelles pourrait conduire une telle ordonnance. En effet la Haute autorité travaillait sur un moyen de « mettre en œuvre des outils de lutte contre la contrefaçon commerciale ». Politique qui viserait à lutter contre la diffusion en streaming d’œuvres protégées. Eric Walter, secrétaire général de ladite autorité, a précisé le 28 octobre qu’ils devront évidemment tenir compte de la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

En effet beaucoup de sites donnent accès à des vidéos en streaming par le biais de la technique de la transclusion. D’après sa « liste noire » l’HADOPI s’attaque à des sites à l’image du français « Allostreaming ». Ces sites profitent d’ailleurs de leur attractivité pour obtenir des rémunérations via les publicités environnant la visualisation des œuvres. L’ordonnance des juges de la CJUE aura certainement pour effet de compliquer la tache des gouvernements qui tentent de lutter contre la diffusion d’œuvres piratées. Pour considérer illicite le partage de ces œuvres, les autorités devront préalablement s’attacher à démontrer soit que ces sites usent d’une technique différente de celle utilisée à l’origine soit qu’ils adressent l’œuvre à un public nouveau… affaire à suivre !

 

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