Alors que les investisseurs institutionnels hésitent encore à s’impliquer dans des actifs à la nature juridique imprécise et à la très forte volatilité, l’intérêt pour les monnaies virtuelles ne cesse d’augmenter : les levées de fonds en monnaies virtuelles (Initial coin offerings) ont déjà permis de lever au total 3,76 milliards de dollars. Il demeure pourtant difficile de différencier les opérations frauduleuses des véritables occasions d’affaire que l’on retrouve sur le Web. De surcroît, plusieurs questions demeurent en suspend : Faut-il considérer les cryptomonnaies comme une réelle devise, comme une matière première ou comme des start-up? Sur quels critères les évaluer? À quelles règlementations vont-elles êtres soumises?
En 2015, le ministre des Finances a demandé au Comité sénatorial des banques et du commerce (le « Comité ») d’étudier les cryptomonnaies afin d’éclairer l’élaboration d’un cadre règlementaire. À cette occasion, le Comité a conclu que la monnaie numérique se définit globalement par quatre caractéristiques : (1) sa valeur se maintient et s’échange sans billets de banque ou pièces de monnaie, (2) ce n’est pas la devise officielle d’un pays, (3) elle est conçue pour être échangée contre des biens et services réels ou virtuels, et (4) ses unités peuvent se transférer entre particuliers, entre entreprises et entre particuliers et entreprises. Le Comité a aussi observé que les monnaies numériques ont trois grandes fonctions, soit une forme de monnaie, une marchandise et un système de paiement.
Le Comité a constaté qu’il existe divers systèmes de classification des monnaies numériques. Elles sont soit convertibles en monnaies émises par des États et « centralisées », donc gérées par une autorité́ centrale, ou« décentralisées », c’est-à-dire contrôlées par leurs usagers. Le Comité a conclu que toute éventuelle règlementation devrait cibler les monnaies numériques convertibles décentralisées comme les cryptomonnaies.
Afin de maximiser les opportunités liées aux monnaies-numériques et d’en bien gérer les défis, le Comité a suggéré au gouvernement fédéral d’intervenir en tenant compte des quatre enjeux suivants :(1) l’effet de la règlementation sur l’innovation dans le secteur de la monnaie numérique; (2) l’utilisation des monnaies numériques pour le blanchiment de fonds et le financement d’activités terroristes; (3) la protection des utilisateurs de monnaie numérique; (4) les questions fiscales liées à la monnaie numérique. C’est ainsi que le Comité a suggéré au gouvernement fédéral de prôner une approche souple et minimale quand viendra le temps d’adopter une législation, une règlementation ou des politiques en lien avec les cryptomonnaies afin de créer un environnement favorable à l’innovation dans ces domaines.
Par la même occasion, le Comité s’est permis d’encourager les organes de règlementation des valeurs mobilières canadiens à publier des renseignements pertinents et à jour sur les risques liés aux monnaies numériques et il a précisé le rôle important du gouvernement fédéral d’élaborer des politiques et de fournir les informations qui permettent aux consommateurs et aux commerçants d’évaluer les avantages et les risques des divers produits financiers pour faire le choix le mieux adapté à leur situation. C’est ainsi que la recommandation suivante fut émise : « Le gouvernement fédéral, par l’entremise des autorités fédérales concernées, informe en termes concis la population des risques que présentent les monnaies numériques et les autres systèmes de paiement non conventionnels. » Lors des témoignages qui ont été entendus par le Comité, l’Autorité́ des marchés financiers du Québec (« AMF ») a affirmé que les monnaies numériques ne sont pas des « valeurs mobilières » ni des « produits dérivés » aux termes de la législation provinciale en la matière. Par conséquent, l’AMF était d’avis que les monnaies numériques n’étaient pas censées être règlementées.
Suite au dépôt du rapport du Comité, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (« ACVM », qui inclut l’AMF) ont lancé en février 2017 un bac à sable règlementaire, dont l’objectif est d’appuyer les entreprises souhaitant offrir des applications, des produits et des services novateurs, comme la cryptomonnaie.
Le 20 juillet 2017, soit plus de deux ans après la publication du rapport du Comité, le Tribunal administratif des marchés financiers des marchés financiers (« TMF ») rendait une décision ex-parte à l’encontre d’un résident de Québec l’enjoignant de cesser toute activité liée au lancement d’une cryptomonnaie, le PlexCoin, prévue au mois d’Août 2017. Bien que la décision du TMF fût contestée et qu’une audience à cet effet ait été demandée, le lancement de la cryptomonnaie ne fut pas reporté à une date ultérieure. Ainsi, l’individu fut accusé d’outrage au tribunal par l’AMF et condamné à deux mois de prison par la Cour supérieure du Québec. Parallèlement, des poursuites ont été intentées à son encontre par la Securities Exchange Commission américaine.
Ce n’est pourtant qu’à la fin du mois d’août 2017 que les ACVM ont publié l’Avis 46‑307 du personnel des ACVM, Les émissions de cryptomonnaies (l’« Avis »), élaborant sur l’applicabilité des dispositions de la législation canadienne en valeurs mobilières à l’égard de l’émission de cryptomonnaies, les bourses de cryptomonnaies et des fonds d’investissement dans les cryptomonnaies. Il est ainsi reconnu de manière générale dans l’Avis que, « dans de nombreux cas », les cryptomonnaies sont considérées comme des titres et que la vente d’une telle cryptomonnaie sera soumise aux obligations de prospectus et d’inscription prévues par la législation canadienne en valeurs mobilières. L’Avis ne fournit qu’une analyse générale des cas dans lesquels une cryptomonnaie peut être considérée comme un titre, et il ne présente qu’une liste de critères élaborés par la jurisprudence à ce sujet plutôt qu’un test objectif. Bien que l’Avis indique que chaque émission de monnaie virtuelle « est unique et doit être évaluée en fonction des caractéristiques qui lui sont propres », ce qui laisse entendre qu’une cryptomonnaie peut ou non être considérée comme un titre, les ACVM ne fournissent aucune indication claire sur les caractéristiques qui permettraient d’établir qu’« il pourrait ne pas s’agir de titres ».
Les médias ont récemment rapporté que le ministère des Finances préparait une nouvelle règlementation relative aux cryptomonnaies qui prévoit essentiellement l’application de règles utilisées contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les experts sont d’avis que la démarche d’Ottawa pourrait suivre deux modèles: soit les recommandations émises en 2015 par le Comité sénatorial canadien des banques et du commerce, soit la logique récemment adoptée par le Royaume-Uni et d’autres gouvernements de l’Union européenne (« UE »). À l’inverse de l’approche souple prônée par le Comité en 2015, Londres et l’UE explorent des moyens pour durcir la règlementation. Nous pouvons ainsi en conclure qu’il aura fallu que la valeur du Bitcoin frôle les 20,000 $ pour que les autorités et les tribunaux se décident à encadrer cette industrie plus rapidement. Néanmoins, il est fondamental que les ACVM soient plus transparentes afin d’améliorer la communication avec les acteurs de cette nouvelle industrie, à l’instar des recommandations émises par le Comité en 2015. Les différents acteurs du milieu ont intérêt à dialoguer afin d’en venir à une règlementation efficace et profitable à tous.
Tenant compte de l’approche « au cas par cas » adoptée par les ACVM et les sanctions sévères qui peuvent être imputées à l’encontre d’un contrevenant aux lois sur les valeurs mobilières, les entreprises qui envisagent de lancer une cryptomonnaie auraient tout intérêt à consulter des avocats au début de leur projet. La question à savoir si un cadre règlementaire stricte sera mis en place ne se pose plus aujourd’hui.
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