Les Oscars, c’est dimanche.
Malheureusement, la plus belle performance dramatique de l’année ne pourra pas y être honorée.
N’en déplaise à Matthew McConaughey, le prix de la plus belle performance dramatique de l’année revient au CIPPIC pour son rôle dans Voltage Pictures LLC v. John Doe.
Les faits
Voltage Pictures LLC a introduit un recours contre des défendeurs inconnus pour obtenir du fournisseur de service internet TekSavvy Solutions Inc. la divulgation des noms et coordonnées de ses utilisateurs qui ont téléchargé et distribué le film « The Hurt Locker » (qui, contrairement à ce qui est dit au paragraphe 9 de la décision, n’est pas qu’un « Oscar nominated film », mais plutôt un film gagnant de 6 Academy Awards, dont celui du meilleur film).
Voltage est la compagnie de production derrière « The Hurt Locker », mais aussi derrière « Dallas Buyers Club » du réalisateur Jean-Marc Vallée. Comme vous le savez sûrement, « Dallas Buyers Club » est en lice pour 6 statuettes.
J’ai bien dit la compagnie de production. Pas un distributeur (bien qu’ils soient importants aussi), pas non plus un obscur licencié comme dans certaines décisions citées dans le jugement.
Voltage est une compagnie qui produit des films. Une compagnie qui produit beaucoup de films, de bons films, et donc qui permet à des gens comme Jean-Marc Vallée (et bien sûr une pléthore d’autres personnes de l’industrie cinématographique) de pratiquer leur art.
TekSavvy n’a pas pris position dans le dossier. CIPPIC a donc obtenu permission d’intervenir pour défendre John et Jane Doe. Le résultat du jugement est moins intéressant que son contenu. TekSavvy se voit ordonner de divulguer l’information requise, sujet à certaines conditions visant à préserver la vie privée de ceux dont on a pourtant déterminé, de façon prima facie, qu’ils avaient violé le droit d’auteur de Voltage.
Taxer de troll une compagnie de production de film
Ce qui m’amène à publier ce billet, c’est que le paragraphe introductif de la décision (et quelques autres extraits du jugement) suggère qu’aux yeux de la Cour, Voltage a tout l’air d’être un « copyright troll » :
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Le Protonotaire ayant rendu la décision a donc au moins un peu été ému par les représentations (que j’imagine larmoyantes et dramatiques) de CIPPIC à l’effet que John et Jane Doe dans tout ça sont de pauvres victimes de méchants trolls. CIPPIC plaidait notamment :
Specifically, CIPPIC alleges that Voltage’s true intentions are not motivated by any rights it may hold under the Copyright Act, RSC 1985, c C-42. CIPPIC characterizes Voltage and Canipre Inc. (Canipre) the forensic investigation company retained by Voltage to track the names of the Subscribers as “copyright trolls” engaged in “speculative invoicing” which seeks to intimidate individuals into easy settlements by way of demand letters and threats of litigation. It is alleged that the cost and the uncertainty or stigma of litigation coerces most individuals into making payments, whether or not they were involved in the unauthorized copying and distribution of films on the internet. The Court is cautioned not to become an inadvertent tool assisting parties in this type of business model.
L’expression « copyright troll » me met mal à l’aise. Elle me met d’autant plus mal à l’aise lorsqu’elle est employée à la légère pour décrire une compagnie de production de films.
L’expression « troll » est empruntée au monde des brevets, où les « patent trolls » (ou, selon l’expression moins péjorative, « Non-Practicing Entities ») existent et sont souvent considérés comme une nuisance. On vous en a d’ailleurs déjà parlé ici.
Mais il ne suffit pas de joindre le mot « troll » au nom d’un autre droit de PI (en l’espèce, « copyright ») pour créer quelque chose qui a du sens.
Certaines différences fondamentales entre les brevets et le droit d’auteur font effectivement en sorte que l’expression ne franchit pas aussi facilement que CIPPIC le suggère la frontière entre les brevets et le droit d’auteur. Je me lance :
Brevet v. droit d’auteur
D’après Larousse, un brevet est un « diplôme ou certificat délivré après examen sous le contrôle de l’État et conférant certains droits ou attestant certaines aptitudes. »
Quand on parle de « brevet », on oublie souvent qu’un « brevet » peut être autre chose qu’un « brevet d’invention », ce dont il est question ici. Le brevet est donc un privilège concédé par l’État.
Dans le cas d’un « brevet d’invention », l’inventeur a découvert (plutôt que créé) une nouvelle invention qui repose essentiellement sur une application des lois de la nature. Par exemple, la définition d’« invention » dans la Loi sur les brevets inclut les « compositions de matière », en d’autres mots une molécule. Personne (de non-divin du moins) ne peut prétendre avoir véritablement « créé » cette invention. On ne crée par l’électricité; on l’invente ou on la découvre.
Par l’octroi d’un brevet, l’État donne un droit monopolistique d’une durée limitée (20 ans) à l’inventeur, en contrepartie du fait que l’inventeur divulgue sa découverte au public (dans sa demande de brevet) au bénéfice de la science. Si l’inventeur n’en divulgue pas assez au goût de l’État, le brevet peut même être invalidé.
Le droit d’auteur, quant à lui, protège une œuvre aussitôt qu’elle est créée, sans qu’on doive passer par un examen administré par l’État. Le présent billet de blogue est protégé par droit d’auteur, et je vous assure n’avoir fait aucune démarche pour obtenir cette protection.
Pour obtenir un droit d’auteur, il ne suffit pas de « découvrir », il faut « créer » quelque chose. Sans le travail et la créativité de l’auteur, peu importe ce que disent les lois de la nature, l’œuvre n’existe pas.
L’œuvre protégée par droit d’auteur est donc un type de contribution unique et très personnelle au patrimoine de l’humanité. Ça explique en partie pourquoi il existe en droit d’auteur un concept tel que les droits moraux. Ceux-ci n’ont pas vraiment d’équivalent dans les autres lois de propriété intellectuelle.
L’affaire Robinson illustre bien comment le droit d’auteur n’est pas qu’un « simple » droit économique. Comme dit la Cour suprême :
Le fruit des efforts artistiques de M. Robinson lui a été enlevé, l’intégrité de son processus de création a été violée, et cela a provoqué chez lui une profonde détresse psychologique. Ces souffrances ressemblent à celles subies par une victime de diffamation.
Dans la même suite d’idées, alors que le droit des brevets exige une divulgation de l’invention, le droit d’auteur prévoit qu’un auteur a le droit exclusif de publier ou d’autoriser la publication de son œuvre. De plus, les droits moraux protègent le droit de l’auteur à son anonymat.
Un troll de droit d’auteur, ça se peut?
Un « patent troll » est donc une entité qui détient, par brevet, un droit monopolistique d’utiliser certains procédés scientifiques ou certaines compositions de matière et qui choisit délibérément de ne pas exploiter l’invention protégée par son brevet. Le « patent troll » se contente de lancer des poursuites contre ceux qui souhaitent exploiter cette invention de façon utile (au bénéfice de la science ou de l’économie). On peut comprendre pourquoi il peut y avoir là quelque chose qui heurte la morale.
Par contre, le fait qu’une personne détienne, par droit d’auteur, des droits exclusifs sur l’exploitation de son œuvre n’empêche cependant personne de pratiquer une science ou de développer un art. Reste que juste au cas où, on a quand même prévu l’exception de l’utilisation équitable permettant par exemple la reproduction d’une œuvre (sans le consentement de son auteur) pour des fins de recherche scientifique. Il n’y a pas d’équivalent à l’utilisation équitable dans la Loi sur les brevets.
Le fait que Voltage, pour revenir à notre affaire, ait produit et détienne les droits dans le film « The Hurt Locker » n’empêche personne de faire un film sur les démineurs, un film sur la guerre en Irak, un film qui se déroule dans le désert ou un film qui a Jeremy Renner et Ralph Fiennes dans son casting. Le fait qu’une personne ait les droits exclusifs d’exploiter le film « The Hurt Locker » ne nuit à personne… sauf bien sûr (pardonnez le coup de gueule) aux gens qui sont trop cheapspour payer pour voir le film.
Voilà une première différence fondamentale entre Voltage et ces entités qu’on appelle des « patent trolls ».
La deuxième différence apparaît quand on se demande qui est la « victime » du patent troll et qui est la « victime » de Voltage dans notre affaire.
Comme je l’ai dit précédemment, la personne qui se fait poursuivre par un patent troll est une personne qui cherche à faire une exploitation économiquement utile d’une technologie autrement inutilisée, mais qui ce faisant viole un brevet. Cette personne pourrait avoir développé seule et à grands coûts une solution susceptible de régler tous les problèmes du monde, mais dont 1% nécessite l’emploi d’une composante protégée par le brevet d’un tiers. Malheureusement, cette personne est la victime idéale du patent troll détenant les droits dans le brevet qui couvre ce 1% et qui attendait les bras croisés cette belle occasion de poursuivre.
Le patent troll est un parasite. Sa victime est celle qui tente d’avoir un impact économique utile.
Qui est la « victime » de Voltage dans notre affaire? Le parasite. Voltage tente de récupérer les revenus perdus parce que John et Jane Doe ont fait le choix de violer la loi en préférant payer 5$ pour un caramel macchiato plutôt que payer 5$ en frais de location pour un film.
John et Jane Doe sont des parasites. Voltage est celle qui a pris le risque de financer un film ambitieux et sérieux (bien franchement, trop sérieux à mon goût) et qui a été privée de revenus économiquement utiles. Des revenus qui génèrent emplois, taxes, impôts et donnent les moyens à Voltage de produire d’autres films, dont peut-être un prochain film de Jean-Marc Vallée.
Voltage n’est pas un « troll ». Avec respect, il est gênant de voir que la Cour ait osé suggérer, en insérant une citation sensationnaliste en préface de son jugement, qu’elle puisse l’être. C’est d’autant plus vrai qu’au paragraphe 25 de ce même jugement la Cour affirme que « whether Voltage is or is not a copyright troll in pursuing information from TekSavvy is not for determination ».
CIPPIC à la défense de la famille Bougon
J’ai lu quelques articles au sujet du jugement et ai été dégoûté de toute la visibilité qui est donnée à CIPPIC, qui est présentée comme un superhéros à la défense du droit à la vie privée des pauvres John et Jane Doe.
J’accorde donc le prix de la meilleure performance dramatique de l’année à CIPPIC pour son rôle du superhéros à la défense des Bougon canadiens.
Blague à part, pas le choix de soupirer quant au fait qu’il n’y a qu’en matière de droit d’auteur où ceux qui se comportent comme la famille Bougon ont plus de facilité à obtenir la sympathie des médias et du public que les gens économiquement utiles, soit les créateurs.
Pensez à ça quand vous bomberez un peu le torse en entendant le nom de Jean-Marc Vallée être prononcé un peu tout croche dimanche soir.
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Anecdote concernant Jean-Marc Vallée afin de finir ce billet sur une note plus légère : Quand j’étais au secondaire, j’étais ami avec Marc-André Grondin. Quelques années après la sortie du film de Jean-Marc Vallée qui l’a fait connaître, Crazy, Marc-André Grondin m’a reconnu sur la rue et m’a apostrophé. Ça a eu le plus grand effet sur celle qui n’était alors qu’une fréquentation et qui (je ne saurai jamais l’impact exact de Jean-Marc Vallée dans tout ça) est devenue ma femme.