Le texte ci-dessous est le compte-rendu de la soutenance du mémoire de Mademoiselle Hanaë Desbordes (étudiante du M2 DI2C, spécialité DNP, promotion 2013-2014), proposant « une relecture du droit d’auteur à l’aune de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme » à l’occasion de la finale du prix Médias et Internet du 18 décembre 2014.
La confrontation du droit d’auteur et du droit du public à l’information est un sujet moins théorique qu’il n’y paraît. La question de l’influence de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et plus particulièrement celle de la confrontation d’un droit fondamental tel que la liberté d’expression au droit de la propriété littéraire et artistique, débattue depuis une dizaine d’années, est renouvelée à la suite du rapport annuel du Conseil d’Etat remis en septembre 2014[1]. En effet, ce rapport porte sur le numérique et les droits fondamentaux. Or, qu’est-ce que le numérique, sinon une représentation de l’information ?
Tout d’abord, la Convention européenne des droits de l’homme a été adoptée par le Conseil de l’Europe en 1950, afin de garantir le respect des droits de l’homme. Le Conseil souhaitait consacrer la supériorité normative de ces droits. C’est la Cour européenne des droits de l’homme qui garantit leur application au sein des Etats-membres, dont la France fait évidemment partie. Depuis le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le premier décembre 2009[2], l’Union européenne a adhéré à cette convention, ce qui lui donne une nouvelle force, puisque ses dispositions sont désormais d’applicabilité directe en droit interne.
La liberté d’expression est consacrée à l’article 10 de la Convention. Cet article protège « la liberté de recevoir et de communiquer des informations, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »[3]. René Cassin a été le premier à déduire de cet article un « droit du public à l’information ». Il souhaitait que soit reconnu un droit d’être informé sur les grandes questions politiques internationales et l’avenir des peuples. Par la suite, ce droit a été plus largement déduit de cet article par certains membres de la doctrine et devant les prétoires. Ce droit n’est pas mentionné en tant que tel dans l’article 10, ce qui explique que sa légitimité soit encore vivement débattue.
La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir en quoi un tel droit peut-il être une menace pour notre droit d’auteur, « à la française ».
La confrontation a commencé lorsque les juges européens ont rattaché le droit d’auteur au droit de propriété protégé par la Convention. L’existence d’un conflit entre les deux droits s’explique par le caractère relativement flou du terme d’ « information ». L’information, au sens commun, s’entend comme la transmission de connaissances. C’est d’ailleurs l’acception qui en est retenue par le monde des médias. Pour le droit de la communication et des médias, l’information est « l’action consistant à communiquer à un public des faits ou des opinions »[4]. Les juristes ont beaucoup discuté cette notion, et la définition la plus pertinente semble être celle du professeur Jérôme Passa, puisqu’il met l’accent sur la valeur économique de l’information[5]. Or, l’on ne peut nier que dans notre société dite « de l’information », l’acquisition de certaines informations comporte un réel intérêt. C’est justement du fait de la valeur économique de l’information, que le « droit du public à l’information » a toute sa raison d’être.
En effet, derrière ce fameux « droit du public à l’information », sa cache l’intérêt du public. L’on ne peut nier que le public doit pouvoir être tenu informé, acquérir des connaissances, qu’elles soient culturelles, historiques, économiques, ou sociétales.
Mais dans quelle mesure cet intérêt doit-il prendre le pas sur les droits consacrés par les auteurs ? Les droits d’auteur doivent-ils être négligés, bafoués au nom de ceux des utilisateurs ? Répondre à cette question par l’affirmative nous semble excessif, dans la mesure où le « droit du public à l’information » est le plus souvent instrumentalisé afin de satisfaire d’autres intérêts de nature économique.
Quelles sont, plus précisément, ces hypothèses de confrontation dont il est ici question ? Elles existent bel et bien, mais doivent être relativisées. D’un côté se tient le droit d’auteur pour lequel, pour reprendre la célèbre formule de Desbois, les idées sont « par essence et par destination de libre parcours »[6]. De l’autre, se tient l’information qui, au sens strict, est un fait brut.
Dès lors, de quel conflit est-il question ?
C’est que, bien souvent, l’information est coulée dans une forme, laquelle est une condition d’accès à la protection tant recherchée octroyée par le droit d’auteur ! La distinction n’est donc pas toujours si facile à mettre en œuvre.
D’un côté, le droit d’auteur gagne parfois du terrain sur l’information. Pour exemple, le Tribunal de commerce de Paris a récemment considéré, dans un arrêt rendu en date du 5 février 2010[7], que les dépêches de l’agence France Presse (AFP) étaient protégeables par le droit d’auteur, du fait d’une certaine mise en forme. Les dépêches ont pourtant toujours été appréhendées comme de l’information brute, et ce depuis la Convention de Berne[8] !
D’un autre côté, l’information gagne elle aussi du terrain sur le droit d’auteur. Il suffit, afin d’en prendre conscience, d’évoquer quelques exemples jurisprudentiels. Chacun connait la célèbre décision dite « Utrillo », qui met en scène la confrontation entre les deux droits[9]. Il s’agissait en l’espèce de la chaîne France 2 qui avait représenté au cours d’un reportage, des œuvres du peintre Maurice Utrillo, sans autorisation de son ayant-droit. Ce dernier réclamait donc une rémunération à la chaîne, laquelle s’est targuée de son droit à l’information du public ! Les juges n’ont pas adhéré à cette prétention à l’époque, mais cette affaire illustre la menace que peut constituer le droit du public à l’information pour le droit d’auteur. Le droit du public à l’information se fait de plus en plus vindicatif à l’égard du droit d’auteur. Il n’a pas encore triomphé, mais il s’avère de plus en plus présent dans notre paysage intellectualiste.
La Cour européenne des droits de l’homme a, elle aussi, eu l’occasion de se prononcer sur la question, dans un arrêt rendu en 2013, qui fait écho à l’actualité de ces derniers mois, puisqu’il s’agissait de Pirate Bay, plate-forme d’échange de fichiers d’œuvres, qui invoquait son droit à l’information du public, afin d’échapper à une condamnation[10]. Cette affaire illustre parfaitement à quel point le droit à l’information du public peut être instrumentalisé afin d’échapper à une condamnation en contrefaçon. Il est intéressant de rappeler qu’à l’époque, René Cassin l’a dégagé de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme en ayant à l’esprit les grandes questions politiques internationales ! A l’occasion de cette affaire, la Cour a indiqué que le caractère lucratif des activités en cause est indifférent, à l’instar de la nature du message véhiculé. Un site qui facilite l’échange de données relève donc bien de la liberté d’expression, et par conséquent du droit du public à l’information. En revanche, les juges ont mis l’accent sur la notion de proportionnalité. Les restrictions au droit du public à l’information doivent donc être proportionnées. Heureusement pour le droit d’auteur, les restrictions ont été considérées comme proportionnées dans cette affaire. Mais cela ne signifie pas pour autant que le droit d’auteur gagnera forcément alors que le droit du public à l’information est instrumentalisé à des fins moins louables.
Evidemment, il nous semble nécessaire d’éviter de généraliser, et de donner à ce droit du public à l’information une ampleur qu’il ne mérite pas. Reste qu’une mise en balance concrète des deux droits est largement souhaitable. Or, une telle mise en balance est bien étrangère à notre droit d’auteur français. Il a pourtant fait ses preuves dans d’autres pays, tel que les Pays-Bas, qui ont pourtant un système d’exceptions comparable au nôtre.
Les exceptions comportent peut-être justement la solution au conflit qui nous occupe. Pour cela, encore faudrait-il que notre système soit revu, et que les exceptions au droit d’auteur soient interprétées moins restrictivement, conformément à leur raison d’être ! Notre législateur s’est déjà montré soucieux d’intégrer les préoccupations relatives aux droits du public à l’information. Il l’a fait par le biais de l’exception de courte-citation, l’exception de revue de presse, l’exception aux fins d’information[11]. Le juge, à son tour, s’en est préoccupé, en consacrant de façon prétorienne l’exception pour accessoire[12] !
Dès lors, faut-il s’étonner que les utilisateurs aillent chercher l’arme des libertés fondamentales, au regard de la situation actuelle ?
L’exception de courte-citation ne joue qu’en matière littéraire, sous prétexte que la condition de brièveté ne peut être remplie. Pourtant, la loi ne fait pas la distinction ! La citation artistique serait-elle plus mutilante que la citation littéraire ? Pour prendre un exemple concret, celui de la bande-dessinée nous semble opportun. En effet, les juges considèrent que la vignette est une œuvre, tout comme le personnage[13]. La citation est donc impossible en matière de bande-dessinée ! De plus, le droit français exige que la condition d’une œuvre citante soit remplie. Est-ce vraiment cohérent avec la raison d’être de l’exception ? L’abandon de cette condition, non imposée par le législateur européen, permettrait par exemple d’inclure dans le champ de l’exception les émissions de zapping-TV ! Le CSPLA suggère justement de rendre cette exception obligatoire au plan européen, afin d’internaliser le mécanisme rectificatif de l’article 10[14].
Par ailleurs, le texte permet de faire jouer l’exception de revue de presse « à titre d’information d’actualité ». Dès 1978, il a été déduit d’une décision de la Cour de cassation que la revue de presse devait nécessairement avoir été réalisée par un organe de presse[15]. Est-ce vraiment cohérent, à l’époque de la veille informatique et des blogs ?
Surtout, l’exception aux fins d’information autorise la représentation d’œuvres d’art graphique, plastique ou architecturale uniquement, alors que la directive de 2001[16] vise « tout type d’œuvre ». Cette exception implique également que l’œuvre soit en rapport avec l’information immédiate. Or, que recouvre exactement l’« information immédiate » ? La jurisprudence récente démontre qu’il serait grand temps de préciser cette notion.
Le tribunal de grande instance de Paris a eu l’occasion de se prononcer sur la question, dans un arrêt rendu en date du 11 septembre 2014[17]. Dans cette affaire, une chaîne de France Télévisions avait inséré des photographies du yacht de Bernard Tapie dans un documentaire, sans autorisation de la part du photographe. Le tribunal a justement considéré que l’exception ne s’appliquait pas, car l’actualité n’était pas brûlante concernant Bernard Tapie au moment de la diffusion du documentaire. La Cour de cassation s’était par ailleurs prononcée la veille sur cette même question, puisqu’elle a considéré que le site Art Price, leader mondial de l’information sur le marché de l’art, ne poursuivait pas un but exclusif d’information immédiate et qu’il donnait, au contraire, des informations générales sur le marché de l’art, sans lien exclusif avec l’actualité[18]. Pourtant, le site Art Price informe des résultats récents d’adjudication avec images, des prochaines ventes aux enchères, et des nouveaux chiffres clés du marché de l’art, ce qui nous permet de penser que l’interprétation qui en est faite est très subjective, et qu’il est nécessaire de préciser la notion.
Les exceptions devraient être réformées, afin de permettre une réconciliation entre le droit d’auteur et le « droit du public à l’information ». A cet égard, un autre exemple jurisprudentiel de 2013 interpelle, car il semble consacrer une exception en faveur de l’information en dehors de tout texte[19]. Dans cette affaire, le juge s’est prononcé pour la diffusion en ligne du portfolio des créations d’un architecte salarié. Certaines des créations relevaient de l’œuvre collective, et le salarié s’était dispensé de l’autorisation de son ancien employeur. Or, cette diffusion était nécessaire au salarié afin de trouver un nouvel emploi, et les juges s’en sont émus, sans tenir compte des règles du droit d’auteur. Cet arrêt semble souligner la nécessité de se livrer à un contrôle de proportionnalité entre les deux droits en conflit, et de la nécessité de rendre moins strictes les exceptions au droit d’auteur. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la réouverture de la directive 2001/29 est une bonne chose. Il s’agit de suggérer d’interpréter les exceptions conformément à leur raison d’être.
Une telle question, qui semble bien théorique au préalable, revêt son importance en pratique. Si, par exemple, les programmes phares de certaines chaînes se retrouvaient non-protégés par le droit d’auteur en raison d’une instrumentalisation du droit du public à l’information, il n’est pas sûr que les entreprises qui ont investi dans ces programmes soient satisfaites. Un droit aussi flou ne devrait pas être instrumentalisé au profit d’intérêts économiques, au détriment du droit d’auteur, tout sauf flou et également pour partie économique. Il est donc nécessaire de ne pas se tourner trop vite vers en fondement « en vogue » tel que le droit du public à l’information à l’occasion d’un litige. Il est également nécessaire de se souvenir au moment adéquat de la raison d’être du droit d’auteur, et de celle du droit à l’information du public.
Le prix juridique Médias et Internet, organisé par les entreprises TF1, Lagardère Active, Microsoft France et Yahoo France, récompense des étudiants de Master 2 pour leur mémoire universitaire dans le domaine du droit de la propriété littéraire et artistique, de la communication électronique et de la création numérique. L’épreuve finale du prix, qui consiste en une soutenance orale du mémoire devant les directeurs juridiques des entreprises organisatrices, s’est tenue le 18 décembre 2014. A cette occasion, la candidate finaliste du Master 2 DNP, promotion 2013-2014, a proposé « une relecture du droit d’auteur à l’aune de l’article 10 de la CEDH », et a obtenu une mention spéciale du jury.
Pour plus d’informations : http://www.groupe-tf1.fr/fr/communiques/corporate-prix-et-communication-rh/tf1-prix-juridique-m%C3%A9dia-et-internet
Hanaé Desbordes
Master 2 DI2C, mention DNP, Promotion 2013-2014
Université Paris-Sud (Faculté Jean Monnet, Sceaux)
[1] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/144000541/0000.pdf, consulté le 15/12/2014.
[2] TUE version consolidée, JOUE, n°C-115 du 9 mai 2008, p. 1-188, art. 6.2 & 3 : « L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats-membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
[3] Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Rome, 4 novembre 1950, art. 10.
[4] AUBY J-M. & DUCOS-ADER H., Droit de l’information, Précis Dalloz, 1983, n°1.
[5] V. PASSA J., « La propriété de l’information : un malentendu ? », Droit et patrimoine mars 2001, n° 91, p. 64.
[6] DESBOIS H., Le droit d’auteur en France, Dalloz 1978, 3e éd., p. 22.
[7] Trib. Com. Paris, 5 févr. 2010, APF : Propr. Intell. 2010, n° 36, p. 846, obs. BRUGUIERE J.-M.
[8] Art. 2.8, Conv. de Berne, 9 septembre 1886: « La protection de la présente Convention ne s’applique pas aux nouvelles du jour ou aux faits divers qui ont le caractère de simples informations de presse ».
[9] V. CA, Paris, 30 mai 2001, note CARON Ch. ; Civ. 1re 13 novembre 2003, Utrillo : RIDA 2/2004, p. 291 ; Com. com. électr. 2004, comm. 2, obs. CARON C. ; D. 2004, p. 200, obs. BOUCHE ; JCP G 2004, II, 10080, note GEIGER C. ; Propr. intell. 2004, p. 549, obs. LUCAS A. ; Légipresse mars 2004, n° 209, III, note VARET V.
[10] Cour EDH, F. Neij et P. Sunde Kolmisoppi c/ Suède [The Pirate Bay],10 février 2013, n° 40397/12 ; Comm. Com. électr. 2013, comm. 63, obs. CARON C. ; RTD Com 2013, p. 274, obs. POLLAUD-DULIAN Fr.
[11] V. L. 122-5, 3° du Code de la propriété intellectuelle.
[12] V. not. BENSAMOUN A., « L’exception fondée sur l’accessoire : accessoirement non transposée… », RLDI 2011, n° 72.
[13] V. Cass Civ 1re, 26 mai 2011, Monsieur X, Association Promocom, Fnac et Fnac direct c/ Monlinsart, SIRINELLI P., chron., RIDA juillet 2011, n° 229, p. 269-317 ; RTD com. 2012, n° 120, obs. POLLAUD-DULIAN Fr.
[14] V. http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique/Travaux-du-CSPLA/Missions/Mission-du-CSPLA-relative-a-l-avenir-de-la-directive-2001-29-Societe-de-l-information , consulté le 16 janvier 2014.
[15] Cass. crim., 30 janvier 1978 : D. 1979, jurispr. p. 583, note LE CALVEZ J.
[16] Directive CE n° 2001/29 du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, JOCE 22 juin 2001, n° L 167, p. 10.
[17] TGI Paris, 11/09/2014, RG 13/06707.
[18] Cass. Civ. 1re, 10 septembre 2014, M. Claude X…-Y / Artprice.com.
[19] TGI Paris, sect. 1, ch. 3, 20 juin 2013, n° 11/15927 : note LE GOFFIC C., RLDI 2013, n° 99.