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Preuve écrite versus preuve orale: que choisir?

5 mars 2013
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On l’ignore un peu trop souvent, mais le CRDP dispose d’un canal iTunes où sont rendues disponibles la plupart des conférences qui y sont organisées. Ayant manqué une partie d’une conférence présidée la semaine dernière par la professeure Piché à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, c’est avec grand plaisir que je viens de tomber sur la balladodiffusion de cette discussion entre le professeur honoraire Claude Fabien et Me Claude Marseille s’intitulant «témoignage écrit comme substitut du témoignage oral dans le procès civil : pour ou contre ?»

Une discussion d’une belle richesse qui s’agrémenta de surcroît d’une certaine opposition entre les deux experts en droit de la preuve. En effet, face aux pesanteurs inhérentes au système de justice, ses longueurs, ses coûts, son accès compromis, que pourrait-on faire pour améliorer cette confiance qui se perd, et ce, au détriment de tous? Plus précisément, doit-on favoriser l’écrit et notamment le témoignage écrit ou au contraire, le caractère synchrone de l’oralité doit-il être mis de l’avant? Deux outils donc sont présentés dont chacun dispose d’un «champion» pour le défendre.

Du côté du témoignage écrit, il y a en premier lieu le propos tenu par le professeur Fabien; propos qui est articulé dans un article disponible dans le collectif que constitue les mélanges Jean-Louis Baudouin et qui s’intitule «Le ouï-dire revisité». Dans cet article, le professeur Fabien évoque une «hérésie», celle de remettre en cause le droit absolu au contre-interrogatoire et sa conclusion, citée au début de sa conférence, se lit comme suit:

«Il y a lieu de déplorer que l’Avant projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile ne propose aucun nouveau moyen pour promouvoir l’usage accru de déclarations écrites dans le procès. L’occasion serait belle d’envisager une réforme du système par laquelle les parties seraient tenues de déposer préalablement une déclaration écrite pour chaque témoignage qu’elles souhaitent mettre en preuve et ensuite, dans le cadre de la conférence préparatoire, de justifier l’utilité de la présence de chacun de ces témoins à l’audience, à la satisfaction du juge. Ainsi, l’enquête à l’audience se limiterait à faire entendre uniquement les témoins sélectionnés au terme de cet exercice. Une telle réforme repose sur un changement de paradigme. Alors que traditionnellement, le droit au contre-interrogatoire du témoin a été perçu comme absolu, il doit désormais être considéré comme relatif. Il doit composer avec l’intérêt des deux parties à réduire le coût et la durée de leur procès, avec le principe de proportionnalité entre l’enjeu du procès et les moyens déployés et surtout avec l’intérêt collectif à ce que soient significativement améliorées les conditions d’accès à la justice. Le recours plus généreux aux déclarations écrites comme substitut aux témoignages oraux à l’audience fait partie de l’arsenal des moyens qui devraient être déployés pour se rapprocher de cet idéal de justice. »

À la fin de sa présentation, le professeur Fabien reprend aussi le paragraphe suivant:

«De toute évidence, il ne s’agirait pas d’un mince changement. Mais il s’inscrirait dans un exercice de pensée créative pour sortir la justice civile des ornières des vieilles habitudes et des idées reçues en matière de preuve et de procédure. Le droit au contre-interrogatoire du témoin de la partie adverse, qui sert d’assise implicite à la prohibition du ouï-dire, ne peut plus être vu comme un droit absolu, à supposer qu’une telle conception ait jamais pu se justifier. Il s’agit d’un droit relatif, comme toutes les règles de procédure et de preuve. Elles sont subordonnées à l’atteinte d’objectifs déterminés par le législateur. L’accès à la justice constitue l’un des plus importants de ces objectifs, tel que le proclame la disposition préliminaire de l’avant-projet de loi sur la révision de notre procédure civile. »

Du côté du témoignage oralMe Marseille fait au départ un constat différent. Le moment de justice que constitue l’audience en tant que tel est déterminant pour que le sentiment de justice des citoyens soit ressenti: la quête de vérité doit être exposée au vu et au su de tous dans le cadre du rituel que constitue la Cour. Aussi, si la Justice est bien «malade» de ses lourdeurs, la vision proposée est différente. D’abord, celles-ci ne sont pas tant celles que l’on constate lors du procès en tant que tel mais davantage avant celui-ci lors des procédures préalables; «lors des interminables interrogatoires préalables»; interrogatoires qui de plus ne font plus partis du dossier de la Cour ce qui constitue une erreur selon lui. Ensuite, l’utilisation accrue de déclarations écrites lors du procès viendrait ajouter des lourdeurs inhérentes à l’écriture comme les affidavits détaillés, les frais de sténographie, etc. Encore, et sans reprendre la totalité des arguments de Me Marseille, il y a aussi le fait que faire un témoignage oral permet d’avoir le témoin en face, et ce, sans la médiation de l’avocat qui rédigerait, dans les faits, le témoignage écrit. Même si évidemment le témoin va être préparé par ce dernier, il y a de plus grandes chances d’avoir un point de vue «brut», plus entier, moins susceptible d’avoir été modelé, d’autant que l’utilisation d’un script est normalement interdite.

Je ne permettrais pas de choisir un camp plutôt qu’un autre. Ceci dit, cette brillante discussion me rappelle une conférence de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État en France, qui lors d’un colloque en 2008 avait évoqué que ce sentiment de justice passait par une forte place laissée à l’oralité:

«De fait, alors que l’idée de justice est très fréquemment associée à l’oralité qui s’enracine chez nous dans la période franque et féodale et s’incarne notamment dans l’image de Saint Louis rendant la justice sous son chêne, la procédure administrative contentieuse est écrite. Hors de nos frontières, la justice anglo-saxonne, si présente également dans notre imaginaire collectif et en tout cas dans nos médias, est aussi une justice très orale qui se donne à voir et à entendre. D’une manière générale, l’oralité est associée en matière pénale à l’idée de recherche de la vérité dans le respect du contradictoire. En matière civile, elle tirerait plutôt sa légitimité de la volonté de faciliter l’accès à la justice et de garantir l’égalité entre les parties. »

Cet article très intéressant évoque l’expérience de la justice administrative française qui historiquement est assez forcement écrite; il plaide aussi pour l’introduction d’une oralité accrue à plusieurs étapes du processus judiciaire. Arguments que je me limite à citer (pp. 5-6):

  • urgence ;
  • gestion de la complexité;
  • essence de la justice
  • harmonisation européenne.

Le débat n’est certes pas clos; je crois seulement que le moment est particulièrement opportun de se questionner sur ces questions à une époque où l’écriture est elle-même bouleversée par l’introduction des technologies nouvelles. L’écrit nouveau a pour effet de changer le rapport au temps; certaines écritures technologiques étant qualifiés par des chercheurs européens comme une sorte «d’oralité secondaire» tant il est désormais facile d’écrire et de transmettre des écrits. Je me permets à ce sujet de référer à un article que j’avais écrit à ce sujet dans les Mélanges Prujiner où j’évoquais ces questionnements.

 

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