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Le blocage de sites web par ordonnance judiciaire : une première au Canada

14 décembre 2019
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Le 15 novembre dernier, le juge Patrick Gleeson de la Cour fédérale canadienne émettait une ordonnance afin de bloquer des sites web diffusant illégalement du contenu en ligne appartenant aux radiodiffuseurs autorisés en vertu de la Loi sur le droit d’auteur[1]. Alors que ce type de mesures s’est déjà vu dans d’autres États, comme au Royaume-Uni, il s’agit d’une première à l’échelle du droit canadien.

Cette décision récente fait présentement l’objet d’un appel à la Cour d’appel fédérale, suivant le dépôt d’un avis d’appel logé par Teksavvy Solutions inc. (ci-après « Teksavvy »), une tierce partie intimée en première instance, le 25 novembre dernier.

Le texte de la décision de première instance couvre différents aspects techniques, législatifs et procéduraux rendant sa lecture plutôt aride. Nous nous efforcerons en quelques lignes de rendre plus facile la compréhension des divers enjeux soulevés dans cette affaire fort intéressante.

Le fondement du recours entrepris

Les radiodiffuseurs sont titulaires de droits d’auteur sur les signaux de communications qu’ils émettent en vertu de l’article 21 de la Loi. Ils jouissent, à l’égard du signal communiqué (via internet dans notre cas), de droits exclusifs :

a) de le fixer;

b) d’en reproduire toute fixation faite sans son autorisation;

c) d’autoriser un autre radiodiffuseur à le retransmettre au public simultanément à son émission;

d) d’exécuter en public un signal de communication télévisuel en un lieu accessible au public moyennant droit d’entrée.

Il a aussi le droit d’autoriser les actes visés aux alinéas a), b) et d).

Le recours, entrepris par Bell Média inc. (ci-après « Bell »), vise à faire respecter la disposition en question, en ce que ses émissions, rendues disponibles en ligne par elle et destinées aux personnes payant leur abonnement, font l’objet de retransmissions non autorisées par les défenderesses sur leurs propres sites web. Le but de la demande d’ordonnance est d’assurer que la demanderesse soit la seule à pouvoir exploiter commercialement la communication de ses signaux émis sur Internet. Ainsi, l’idée est de rendre impossible l’accès aux sites web « pirates » par un ordre du Tribunal.

La compétence de la Cour fédérale dans le dossier

À titre de moyen d’appel, l’appelante Teksavvy estime que l’ordonnance rendue l’aurait été sans habilitation de la Cour fédérale, ou plus précisément que : « […] la Cour avait compétence pour prononcer l’ordonnance en question, mais qu’elle devrait s’abstenir de le faire »[2]. Elle prétend qu’une telle décision impliquant le blocage de sites web devrait émaner du CRTC, organe canadien responsable de l’application de la Loi sur les télécommunications[3], et non pas du tribunal de droit commun.

Contrairement aux prétentions de Teksavvy, le juge Gleeson estime qu’il avait la compétence d’émettre une telle injonction pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les articles 4 et 44 de la Loi sur les cours fédérales[4] permettent à la Cour fédérale de délivrer une injonction dans le cas où une telle mesure paraît représenter une mesure de réparation juste et opportune. De plus, la Loi, à son paragraphe 34(1), rend accessible une demande d’injonction au titulaire de droit d’auteur en cas de violation de ces droits.

Le débat à ce niveau est centré sur l’application des règles en matière de télécommunications dans le cadre d’une demande fondée précisément sur la violation de droits d’auteur. D’un côté, Teksavvy insiste, pour soutenir ses prétentions, sur la nature de la réparation (le blocage de sites web) et son lien étroit avec les implications en matière de télécommunications.

La Cour fédérale, pour sa part, estime plutôt, jurisprudence à l’appui, que la source de la demande (la violation du droit d’auteur) la rend compétente pour émettre une ordonnance impliquant des acteurs du secteur des télécommunications. De plus, il n’a pas été remis en question que le CRTC, comme lui-même le reconnaît d’ailleurs, n’a aucune compétence décisionnelle en matière de droits d’auteur :

[39] […] Le CRTC n’a pas compétence eu égard aux questions de violation de droit d’auteur sous-jacentes et n’a pas le pouvoir d’accorder le type de réparations demandées dans la présente requête. Vu ces faits, nul ne peut conclure que notre Cour, en accordant l’injonction demandée, usurperait, s’arrogerait ou éroderait le rôle du CRTC aux termes des articles 7 ou 36 de la Loi sur les télécommunications.[5]

En somme, la Cour fédérale s’est déclarée compétente en la matière et a donc émis l’injonction demandée après avoir apprécié le caractère juste et opportun de l’émission de telle ordonnance, dont nous ne traiterons pas. Par ailleurs, la mise à exécution de l’ordonnance, pour être efficace, demande la participation de plusieurs tierces parties au litige et complexifie les choses encore davantage.

Les moyens d’exécution de l’ordonnance

Les défenderesses, GoldTV.biz et GoldTV.ca (ci-après « GoldTV »), dont la seule source d’identification est le sous-domaine rattaché à leurs sites web disponibles sur le net, restent encore aujourd’hui anonymes et absentes de tous les développements judiciaires les impliquant.

Malgré des injonctions interlocutoires émises par la Cour fédérale l’été dernier et enjoignant à GoldTV de cesser l’exploitation de leurs services, leurs sites web sont restés actifs et accessibles au public. C’est pourquoi une injonction permanente et la prise de mesures correctives plus élaborées ont été demandées par Bell.  

Tout d’abord, il faut comprendre, pour faire une histoire courte, que ce ne sont pas les émetteurs de contenu web, comme la demanderesse, qui permettent ou non l’accès au contenu de la plateforme Internet, mais bien des fournisseurs d’accès Internet (ci-après « FAI »). Ces FAI sont capables, par des moyens techniques que nous vous épargnerons, de rendre inaccessible une adresse web par le blocage d’adresses IP, de systèmes de noms de domaines (DNS) ou d’adresses URL.

Les fournisseurs de contenu web, de leur côté, bonifient le forum Internet en y ajoutant des sites permettant à l’utilisateur de regarder, par exemple, ses émissions préférées autrement qu’à la télévision, après avoir payé l’abonnement désiré.

Afin de rendre impossible l’accès aux sites de GoldTV, il est donc nécessaire d’enjoindre aux personnes assurant l’accès à ces sites de tenter de les bloquer à leurs utilisateurs d’Internet. C’est pour cette raison que l’injonction en elle-même est dirigée à l’endroit des FAI, qui représentent les tierces parties intimées dans la décision du tribunal, et non pas à l’endroit de GoldTV elle-même.

Cet état de fait soulève certaines préoccupations, en ce que la Cour, en délivrant l’injonction, impose à des tiers au litige de poser des actes précis sur la base de la protection des droits d’auteur de la partie demanderesse. Les coûts, le temps et la mobilisation d’effectifs à cette tâche ne sont pas négligeables. Cela représente un défi pour certains FAI de moins grande envergure et aux moyens plus modestes, comme Teksavvy le soutient pour son propre compte. L’opportunité d’une telle mesure a néanmoins été reconnue par le passé, tel que mentionné au paragraphe 24 de la décision GoldTV, dans les cas où les tierces parties au litige : « ne sont pas directement impliquées dans les actes répréhensibles, mais […] sont en position de favoriser le préjudice ».

La Cour, dans l’ordonnance qu’elle rend, a donc prévu des mesures de remboursement des frais raisonnables encourus par les FAI pour effectuer le blocage des sites visés par l’ordonnance. Ces frais seront essuyés par la demanderesse suivant les paragraphes 11 et 12 de l’ordonnance.

Le blocage de sites : vraiment efficace?

Une autre difficulté dans l’application de l’injonction est la possibilité pour les pirates de contenu web de contourner les mesures de blocage mises en place par les FAI. Malgré les coûts et le temps nécessaire aux pirates pour réussir ce contournement, considérés comme des effets dissuasifs, il reste tout à fait possible de mettre en échec les mesures de blocage.

C’est dans cette optique qu’une disposition de mise à jour de l’ordonnance (le paragraphe 2) a été intégrée à celle-ci dans le cas où d’autres adresses rendraient possible l’accès aux sites de GoldTV par des moyens de contournement.

Du reste, il apparaît clair que la protection des droits d’auteur des fournisseurs de contenus web représente un défi de taille, comme la concertation en continu de plusieurs gestionnaires du web à l’échelle nationale est absolument nécessaire.

Il est aussi indiqué de souligner au passage que le processus de blocage de portions aussi précises et infimes de la toile est très difficile. Les FAI sont donc souvent obligés de bloquer une étendue d’adresses dont certaines ne sont pas visées par l’ordonnance. Conséquemment, le blocage peut avoir l’effet pervers de rendre inaccessibles d’autres sites web complètement légitimes d’un même sous-domaine que celui des sites de GoldTV. Le paragraphe 10 de l’ordonnance prévoit un mécanisme de révision de celle-ci en de pareils cas.  

Les moyens d’appel

L’avis d’appel logé par Teksavvy contient quatre principaux motifs d’appel, que nous aborderons successivement.

  • 1. La non-disponibilité en droit d’une ordonnance de blocage de sites comme mode de réparation prévu à la Loi sur le droit d’auteur

Teksavvy estime que l’Honorable juge Gleeson a erré en droit en imposant le blocage des sites malgré l’absence d’une disposition spécifique rendant cette mesure disponible. L’appelante se fonde notamment sur le débat canadien à l’échelle parlementaire et sur l’implication nécessaire du CRTC dans la supervision de telles procédures. Le fait que le Parlement canadien ait refusé d’intégrer en 2012 une disposition sur le blocage de sites à la Loi serait déterminant aux yeux de l’appelante.

L’article 34(1) de la Loi, sur lequel se fonde le juge Gleeson pour trouver son habilitation à imposer le blocage de sites, se lit comme suit :

Droit d’auteur

34 (1) En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit.

                                                                                                                                                                  (nos soulignements)

De l’avis de Teksavvy, cette disposition ne permettrait pas le blocage de sites, du fait que les recours prévus à la Loi soient exhaustifs et que le recours recherché n’y soit pas expressément mentionné. La discrétion du juge dans l’opportunité de délivrer une ordonnance, suivant 4 et 44 de la Loi sur les cours fédérales, mentionnés plus tôt, ne serait pas non plus une raison justifiant l’accessibilité d’un tel remède.

  • 2. L’application nécessaire de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications

Cette disposition énonce qu’il est « interdit à l’entreprise canadienne, sauf avec l’approbation du Conseil, de régir le contenu ou d’influencer le sens ou l’objet des télécommunications qu’elle achemine pour le public. ». Le juge Gleeson se fonde, dans ses motifs, sur une décision de 2018 du CRTC qui déclinait sa compétence pour imposer un régime de blocage de sites web demandée par la coalition Franc-Jeu Canada en 2018. Le CRTC y soutenait que les violations à la Loi devaient être régies par le régime exhaustif de réparations offert pour les victimes de piratage, et que la Loi ne lui donnait aucun pouvoir décisionnel en la matière. Le régime de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications serait donc, aux yeux du CRTC, inapplicable dans un contexte de droit d’auteur. 

  • 3. Erreur dans l’application du test relatif à la délivrance d’une injonction

L’appelante soulève le fait que les critères applicables au test de l’arrêt RJR-MacDonald[6](test préalable à l’accueil d’une demande d’injonction) aient été modifiés par d’autres critères issus de la jurisprudence britannique[7]. Ces critères issus du Royaume-Uni avaient été utilisés avant la délivrance d’une ordonnance de blocage de sites dans cette juridiction. Le juge Gleeson a cru bon d’importer les critères utilisés là-bas en raison des grandes similarités autant dans la tradition juridique que dans le contexte d’application des critères dans les décisions. Teksavvy, pour sa part, prétend que les contextes législatifs et parlementaires différents dans les deux États militent en faveur d’une approche exempte d’influences britanniques.     

  • 4. La violation de la liberté d’expression des usagers d’Internet comme répercussion de l’ordonnance

Finalement, comme nous en avons discuté plus tôt, d’autres sites web légitimes pourraient être affectés par le blocage des sites de GoldTV, ce qui constituerait une atteinte à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés[8]. Il s’agit selon nous du motif d’appel le plus intéressant d’entre tous, comme il a été reconnu en première instance que cette problématique était bien réelle. On pourrait soutenir qu’il s’agit de censure illégitime, quoiqu’indirecte et non intentionnelle. N’oublions pas qu’une disposition à l’ordonnance délivrée prévoit aussi un mécanisme de mise à jour pour les usagers légitimes atteints par le blocage. Est-ce que la Cour d’appel considérera dans l’ensemble qu’il s’agit d’un effet indésirable tel qu’il nécessite une volte-face dans l’opportunité d’utiliser l’ordonnance? Seul le temps nous le dira.    

*      *      *

Somme toute, on peut se poser la question de la réelle pertinence de la délivrance d’un tel type ordonnance. Non seulement la demanderesse a le fardeau financier derrière l’application de l’injonction, mais cette dernière est vouée à conserver un taux d’efficacité éphémère et variable dans le temps malgré des efforts continuels. Et c’est sans oublier les autres adresses web ayant le potentiel d’être bloquées par suite des moyens limités dont disposent les FAI pour faire appliquer l’ordonnance avec la précision voulue.


[1] LRC 1985, c. C-42 (ci-après «la Loi »).

[2] Par. 25 de la décision du 15 novembre.

[3] L.C. 1993, ch. 38.

[4] LRC, 1985, c. F-7.

[5] Par. 39 de la décision du 15 novembre.

[6] [1994] 1 RCS 311.

[7] Les deux décisions étudiées par la Cour sont les suivantes : Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ 658 [Cartier CA], et Cartier International AG v. British Telecommunications plc, [2018] UKSC 28 [Cartier SC].

[8] Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

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